Le désarmement naval
Hervé Coutau-Bégarie, « amicus » et désormais « magister », puisqu’il est maintenant directeur d’études à l’École pratique des hautes études et président de l’Institut de stratégie comparée, vient de publier un nouvel ouvrage qui témoigne une fois de plus de son érudition, mais aussi de son enthousiasme à mettre à la portée du plus grand nombre tous les aspects de la réflexion stratégique. Or, comme il le souligne, « le désarmement est d’abord une stratégie », et il se trouve qu’en la matière il est aussi un expert, puisque, au milieu des années 80, on fit appel à lui pour participer à une conférence internationale et rédiger un rapport sur ce sujet, destiné au secrétaire général des Nations unies. Ajoutons que pour les marins de notre génération, c’est-à-dire ceux nés avant la Première Guerre mondiale, le désarmement naval a dominé leurs premières réflexions sur la stratégie et les relations internationales, et ce fut aussi le cas pour les diplomates, comme aimait à le rappeler notre regretté ami François Seydoux.
Ayant d’abord noté que le désarmement imposé au vaincu est aussi vieux que la guerre, notre auteur souligne dans son avant-propos que le désarmement négocié est par contre apparu assez récemment dans la diplomatie, et qu’après l’époque de l’utopie, puis celle de la démagogie, nous sommes parvenus maintenant à celle de la stratégie, où il n’est plus nécessaire d’adhérer à son idéologie initiale pour l’utiliser à notre profit, c’est-à-dire celui du rapport de forces. Hervé Coutau-Bégarie se propose donc de nous mettre en garde contre « l’éternel retour du désarmement naval », tel que celui qui avait tellement marqué l'entre-deux-guerres, comme nous le rappelions plus haut.
Après avoir distingué quatre grandes catégories de désarmement : le géographique, le quantitatif, le qualitatif et enfin le fonctionnel – celui qui concerne l’emploi –, il va donc traiter dans la première partie de son ouvrage du désarmement naval géographique. Il nous raconte d’abord la « préhistoire », puis l’histoire, y compris celle de la neutralisation des canaux et des fleuves, réunissant ainsi, avec l’érudition historique qui est la sienne, quantité de références difficiles à trouver ailleurs. Puis il examine l’époque contemporaine, là encore très savamment car il est aussi juriste, et en particulier la situation de l’utilisation pacifique des océans telle qu’elle se présente après l’entrée en vigueur de la Convention sur le droit de la mer et du traité sur la non-nucléarisation des fonds marins.
Il analyse ensuite les limitations qui résultent dans les espaces maritimes du Traité de démilitarisation de l’Antarctique, du Traité de dénucléarisation de l’Amérique latine et des Caraïbes, et de celui de dénucléarisation du Pacifique Sud, ainsi que les propositions anciennes et nouvelles concernant l’océan Indien, l’Atlantique Sud, l’Extrême-Orient, le Pacifique Nord, l’Arctique et la Méditerranée, auxquels il faut ajouter maintenant le Proche-Orient, dans le cadre du processus de paix israélo-arabe, ainsi que la Baltique, récemment évoquée par la Suède. Nous ajouterons aussi que la toute récente conférence sur la reconduction du traité de non-prolifération a adopté une « décision » récapitulant ses « principes et objectifs », parmi lesquels figure le développement des « zones exemptes d’armes nucléaires », ce qui ne pourra que limiter à terme la liberté de déploiement des forces de dissuasion des puissances nucléaires, en particulier de leurs Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Telle est d’ailleurs la conclusion qu’avait déjà tirée l’auteur de l’inventaire dressé avant cette conférence, après avoir observé que le désarmement géographique contemporain lui paraissait organisé à partir des distinctions suivantes : désarmement mondial ou désarmement régional ; désarmement général ou désarmement nucléaire.
Comme le voulait sa problématique, notre auteur passe alors, dans la deuxième partie de son ouvrage, au « désarmement des forces ». Il nous en relate d’abord, là encore, la préhistoire, puis l’histoire moderne, avant d’aborder l’époque contemporaine, c’est-à-dire les conséquences, concernant le désarmement naval, de la Seconde Guerre mondiale, avec le problème un moment aigu du partage de la flotte italienne et les limitations imposées à l’Allemagne par le Traité de la CED de 1952, puis par l’Accord de Paris de 1954, qui ne seront levées qu’en 1980. Revenant alors en arrière dans sa rétrospective, notre auteur va s’arrêter plus longtemps sur la période de l’entre-deux-guerres qu’il considère comme « l’âge d’or du désarmement naval », afin de tirer de son histoire des leçons pour les négociations à venir. Il analyse donc en détail l’élaboration et les conséquences du Traité naval de Washington signé en 1922, qui va consacrer une nouvelle hiérarchie des puissances navales, dans laquelle la France va être rabaissée au niveau de l’Italie, en tout cas pour les bâtiments de ligne et pour les porte-avions, puisqu’elle refusa l’extension des quotas ainsi adoptés aux autres types de navires, et aussi l’interdiction des sous-marins obstinément demandée par la Grande-Bretagne. Deux conférences tenues à Londres en 1930 et en 1936 n’aboutiront qu’à des limitations qualitatives, qui ne seront d’ailleurs pas respectées, alors que la Grande-Bretagne avait conclu en 1935, à l’insu de la France, un accord de quotas avec l’Allemagne qui la relevait en fait des limitations du Traité de Versailles.
Cette histoire méritait bien entendu d’être racontée de façon scientifique comme l’a fait Hervé Coutau-Bégarie dans son livre, car elle a marqué, nous l’avons dit, les politiques navales de l’entre-deux-guerres, mais elle a eu aussi un impact important dans la grande politique. Notre auteur estime y trouver également des ressemblances avec l’approche du désarmement nucléaire par les accords SALT des années 70. II va alors traiter très complètement des limitations et réductions à l’ère nucléaire, en mettant bien entendu l’accent sur leurs conséquences maritimes. Il revient d’abord sur ces accords SALT qui, sous prétexte de renforcer la stabilité de la confrontation nucléaire entre les deux Grands, aura en fait pour conséquence de déplacer la course aux armements du plan quantitatif au plan qualitatif, en multipliant de part et d’autre, par l’introduction des missiles mirv, le nombre des têtes nucléaires embarquées sur SNLE. Quant aux traités START des années 80, qui ont pour objet de réduire quantitativement leurs arsenaux stratégiques, mais dont le deuxième, signé seulement en janvier 1993, c’est-à-dire après la disparition de l’URSS, n’est pas actuellement ratifié alors que son exécution est prévue avant 2003, ils confirment l’orientation qualitative, puisque les quelque 3 000 têtes nucléaires autorisées alors devront être embarquées pour moitié (environ) sur SNLE.
Après avoir fait un retour en arrière sur les « mesures de confiance » mises en place pendant la guerre froide dans le domaine maritime (accords sur la prévention des incidents en mer, accord sur les actions militaires dangereuses, notification des manœuvres) et rappelé « le renouveau » du désarmement naval classique tenté pendant les années 80 du côté soviétique, dont il connaît particulièrement bien les arcanes car il s’agit de la conférence à laquelle il a participé, ce qui lui permet de philosopher de façon intéressante sur la « logique du désarmement », notre auteur en arrive à l’époque actuelle, qui pour lui est à « l’heure du désarmement unilatéral ». Il évoque d’abord la décision spectaculaire prise en septembre 1991 par le président Bush de retrait unilatéral des armes nucléaires tactiques embarquées, c’est-à-dire torpilles, grenades, missiles de croisière et bombes aéroportées, et qui fut immédiatement suivie par une décision analogue du côté alors encore soviétique et de la Grande-Bretagne, mais pas de la France, notons-le en passant. Hervé Coutau-Bégarie constate alors que le désarmement naval s’est poursuivi spontanément un peu partout avec la fin de la guerre froide. Ce fut d’abord la décomposition de la marine russe, puis la réduction de moitié de l’US Navy, et cette dynamique est ensuite devenue universelle, sauf toutefois en Asie, ce qui donne lieu à des réflexions intéressantes de l’auteur.
Dans sa conclusion, l’auteur élève au niveau conceptuel et même philosophique ses réflexions sur le désarmement naval, comme il aime le faire pour tous les sujets qu’il aborde. Nous avons noté en particulier celles-ci, où il s’appuie le plus souvent sur de bons auteurs : c’est toujours à l’équilibre des forces, à l’équilibre politique qu’on se rapporte ; le désarmement est un art subtil et tout d’interprétation ; le problème n’est pas seulement technique, le désarmement est l’un des meilleurs exemples de la dialectique des passions et des intérêts ; ou encore : au-delà des avantages militaires, les traités consacrent un rang ; et enfin : le désarmement est par excellence le domaine où il faut tout calculer et non pas tout craindre.
Si nous ajoutons que l’ouvrage contient des orientations bibliographiques peu connues et intelligemment commentées, ainsi qu’un index très complet, ce qui est trop rare en France, nous espérons avoir fait percevoir à nos lecteurs qu’il s’agit d’un livre de référence incomparable, en dehors de l’enrichissement qu’il nous apporte pour la réflexion stratégique. Nous attendons donc avec intérêt le prochain ouvrage d’Hervé Coutau-Bégarie, qui portera, croyons-nous savoir, sur la géostratégie maritime. ♦