Revue des revues
• « L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est », ou Ansea, plus connue sous son sigle anglais Asean, que vient de rejoindre le Vietnam, se voit consacrer l’intégralité du n° 3/1995 de The Pacific Review sous le titre « Asean in the post-cold war era ». Ce numéro spécial, introduit par Lee Lai To, de l’université de Singapour, est le résultat des travaux de l’Asean-Isis (Asean Instiutes of Strategic and International Studies), association regroupant les instituts concernés des sept pays membres de l’Association.
Chin Kin Wah, du département des sciences politiques de l’université de Singapour, sous le titre « Asean : Consolidation and institutional change », se penche sur les modifications de structures imposées par l’évolution de la situation dans la région et avec l’adhésion de Hanoï. L’image d’une Asie du Sud-Est divisée en deux entités, l’une maritime et capitaliste, l’autre continentale et communiste, a disparu. Le Laos, qui n’est pas encore prêt, va adhérer dans les prochaines années. La Birmanie vient d’obtenir le statut d’observateur. L’auteur s’attache au renforcement progressif du secrétariat de l’Association et au rôle de la réunion annuelle des ministres des Affaires étrangères, dont l’importance réside dans la faible fréquence (quatre en vingt ans) des sommets de chefs de gouvernement.
Jusuf Wandandi, président du Centre des études internationales et stratégiques de Djakarta (CSIS), dans une contribution au titre explicite : « Asean’s domestic political developments and their impact on foreign policy », fait un tour d’horizon, pays par pays, de l’évolution de la politique intérieure et des relations internationales de chacun des États-membres. La forme synthétique de cette contribution ne justifie pas de plus longs développements, mais elle offre un excellent aide-mémoire sur l’évolution de ces pays ces dernières années.
Parmi les membres de l’Ansea, les Philippines restent le pays le plus en retard quant à la croissance économique. Jaime Faustino, qui œuvre pour les réformes dans son pays et son intégration dans l’économie régionale, leur consacre un article intitulé « Political economy of Philippine trade reform ». Après la période d’hésitations qui a marqué la présidence de Cory Aquino, celle du président Ramos est marquée par la volonté d’une plus grande intégration des Philippines dans l’économie régionale.
C’est à Hadi Soesatro, directeur exécutif du CSIS, que revient de débattre de la nouvelle question fondamentale : la Coopération économique de l’Asie-Pacifique (APEC) va-t-elle tuer l’Ansea ? La question a donné lieu à de chaudes discussions entre les gouvernements de l’Association. Au départ, l’APEC se présentait comme une organisation de consultation, mais elle tend de plus en plus à s’institutionnaliser et donc à prendre des décisions contraignantes pour les seize pays membres. Bien que l’Ansea soit membre de l’APEC en tant que telle, il lui a été impossible de parler d’une seule voix malgré le consensus de Kuching (1990). Si certains ont estimé que la décision d’unanimité allait renforcer l’union des membres de l’Ansea, l’expérience leur a donné tort Mohamad Mahatir, Premier ministre de Malaysia, qui craint que l’APEC ne soit dominée par ses membres les plus puissants, en particulier par les États-Unis, a signé la déclaration de Bogor en joignant ses réserves dans une annexe. Pour privilégier les liens inter-Ansea, faute d’un consensus, il est nécessaire d’achever au plus vite l’établissement de la zone de libre-échange de l’Ansea (Afta) mais, malgré la décision de réduire de 15 à 10 ans le délai de son établissement, on constate qu’elle progresse moins vite que l’APEC. Il n’en reste pas moins que, pour l’instant, l’Afta reste la meilleure formule pour se préparer à l’APEC dans une politique dite de cercles concentriques de coopération.
Pour sa part, Panitan Wattanayagom, directeur du programme d’études de défense à l’Institut de sécurité et des études internationales (Isis) de l’université Chulalongkom (Bangkok), se penche sur les origines passées et futures des acquisitions d’armements dans « Asean’s arms modernization and arms transfers dependence ». Dans la période post-coloniale, les anciennes puissances tuté-laires sont devenues les pourvoyeurs naturels des jeunes armées. La fin de la guerre froide a obligé les nations de la région à chercher à assurer directement leur sécurité par une modernisation de leurs forces armées. Celle-ci demande l’acquisition d’armements modernes comme des missiles, des avions, des radars… Seules les Philippines, toujours empêtrées dans un conflit de lutte antiguérilla, restent liées à des armements « rustiques ». L’état de l’industrie d’armement des États de la région n’étant pas en mesure de répondre aux besoins, la dépendance par rapport aux grandes puissances risque fort de durer encore longtemps. Pour résister à cette dépendance, l’auteur cherche des solutions. La diversification des sources d’approvisionnement est la seule possibilité actuelle ; elle oblige les fournisseurs habituels à des concessions, mais reste une solution temporaire. L’objectif lointain passe par une production locale qui restera dépendante de l’Ouest pour de nombreux composants.
Mohamed Jawhar bin Hassan, directeur général adjoint de l’Institut des études internationales et stratégiques de Kuala Lumpur analyse, dans le nouveau contexte international, les relations de l’Asie du Sud-Est avec les puissances influentes dans la région : États-Unis, Chine, Japon et Russie. Bien que pour les États-Unis, l’intérêt stratégique de la région ait moins d’importance, ils restent le pays avec lequel les États de la région désirent conserver des liens stratégiques étroits. Cependant, pour les États-Unis, cette région reste importante, ne serait-ce que pour son développement économique. L’auteur, proche des autorités de son pays, regrette que Washington s’oppose à la proposition malaysienne de Conseil économique de l’Asie de l’Est (EAEC), sans mentionner qu’il a pour objectif principal de tenir les États-Unis à distance. En ce qui concerne la Chine, sa position géographique, son poids démographique et sa puissance militaire croissante obligent à beaucoup de précautions et de prudence, notamment avec l’entrée du Vietnam dans l’Association. L’auteur semble particulièrement méfiant à l’égard du Japon, partenaire économique indispensable et pourvoyeur d’aide, mais inquiétant concernant le rôle militaire qu’il pourrait vouloir jouer dans la région.
Les problèmes de sécurité collective sont traités par Kusuma Snitwongse, directeur de l’Isis de Bangkok dans « Asean’s security coopération: searching for a régional order ». Il retrace l’historique des diverses formules établies pour assurer la sécurité de la région : déclaration de la zone de paix, de liberté et de neutralité (ZOPFAN) en 1971, le traité d’amitié et de coopération de 1976, et la proposition d’une zone libre d’armements nucléaires en Asie du Sud-Est (SEANWFZ) comme mesure transitoire pendant la guerre du Cambodge qui interdisait la mise en application de la ZOPFAN. La fin de ce conflit et de la guerre froide a créé un nouvel environnement. L’opposition Vietnam-Ansea a pris fin et les trois pays de l’Indochine sont irrésistiblement attirés vers l’Ansea. Le Vietnam et le Laos ont adhéré au traité d’amitié et de coopération en 1992 et l’ensemble des ex-pays socialistes s’orientent progressivement vers l’économie de marché. L’influence russe évanouie, la présence américaine en voie de réduction, c’est encore vers une menace potentielle japonaise que l’auteur tourne son inquiétude, tout en soulignant l’ambiguïté de l’attitude chinoise sur les objectifs futurs. Son influence croissante en Birmanie et son comportement dans la question de la mer de Chine méridionale en sont les exemples les plus frappants. La réponse des pays de l’Ansea à la fin du système bipolaire a été la fondation du forum régional de l’Ansea (ARF), qui s’est réuni pour la première fois en juillet 1994. Pour l’instant, ce dernier n’a pas débouché sur des mesures concrètes.
Lee Lai To, directeur de l’Institut des affaires internationales de Singapour (SIIS), examine dans « Asean and die South China Sea Confort » le rôle que peut jouer l’Ansea dans ce contentieux. Les données n’ont pas besoin d’être rappelées ici.
Notons simplement que, pour l’auteur, un grand spécialiste de la question, ce problème sera de plus en plus sur les agendas des chefs de gouvernement, mais que ce n’est qu’après des progrès dans les discussions bilatérales avec la Chine que l’Ansea pourra jouer un rôle collectif.
Jacques de Goldfiem
• « Le syndrome du Vietnam ». La revue américaine Orbis, organe du Foreign Policy Research Institute de Philadelphie, publie dans son numéro d’automne 1995 une série d’articles sous le titre général « Vietnam: no discharge front that War » (le Vietnam : on ne se libère pas de cette guerre), ce que certains appellent le « syndrome du Vietnam ».
Le rédacteur en chef de la revue, Walter A. McDougall, professeur à l’université de Pennsylvanie, rappelle ses souvenirs de cette guerre dont il n’arrive pas à se débarrasser. Pour lui, il en est de même pour l’Amérique tout entière. Au passage, il relève une erreur majeure commise à l’époque : la limitation à un an de la durée du séjour (six mois pour les officiers), ce qui faisait rapatrier les soldats au moment où ils étaient aguerris et ils prenaient d’autant moins de risques qu’approchait la date de leur retour. Il énumère ensuite les conséquences de cette guerre. La première est la professionnalisation des années, qui fait craindre à certains que les militaires prennent trop d’autonomie sous la direction d’un président à l’autorité morale affaiblie. En second lieu, l’échec du Vietnam a permis au Congrès d’affaiblir les pouvoirs du président. Le War Power Act limite ses droits dans l’envoi des militaires outre-mer. Les réformes de la CIA l’obligent à consulter les commissions du Congrès pour les missions secrètes. Il y a aussi l’amendement Jackson-Vanik sur les affaires étrangères, et surtout le refus du Congrès de voter les crédits de soutien au Sud-Vietnam, malgré les promesses de Nixon lors des accords de 1973.
Le « syndrome du Vietnam » se traduit par la manière dont tout le monde répugne à toute intervention extérieure. Par ailleurs, cette guerre est la première où Blancs et Noirs ont été ensemble dans des unités opérationnelles, ce qui a constitué un grand pas dans l’intégration et a permis à beaucoup de Noirs, dont Colin Powell, de faire de belles carrières dans l’armée et ailleurs. Le problème des disparus (MIA : missing in action) trouble encore la politique américaine. On se demande si tel candidat a servi au Vietnam et comment, ce qui favorise l’avenir politique de gens comme Kersey et Powell. Après le Vietnam, les universités américaines ont changé. Il en est de même des relations entre le gouvernement et la presse, les journalistes ayant commencé pendant cette guerre à se douter qu’on ne leur disait pas la vérité. Le peuple américain a ignoré les réfugiés vietnamiens, Comme il avait ignoré les anciens combattants, mais ils ont réussi sans bruit par leur travail et leur intelligence. Pour Walter McDougall, cette guerre n’était pas criminelle, mais elle a été menée en dépit du bon sens ; elle marquera les mentalités aussi longtemps que la guerre de Sécession.
Nguyen Thi Lien Hang, étudiante à l’université de Pennsylvanie, avec son père et deux de ses oncles, décrit la manière dont les communistes ont trompé les partisans de l’indépendance et causé l’exode d’un million de personnes dont 800 000 catholiques du Nord-Vietnam. Elle raconte leur odyssée, mais oublie de parler des marins français qui, à la fin de 1954 et au début de 1955, ont sauvé à la mer des réfugiés de tous âges fuyant sur des engins de fortune. Elle décrit également l’accueil de Ngo Dinh Diem au Sud-Vietnam, mais le mélange de deux populations très différentes s’est très mal fait. Diem a donné trop d’importance aux catholiques et les bouddhistes l’ont renversé ; par sa faute, le front uni contre le communisme ne sera jamais constitué. En 1975, la seule solution pour les Vietnamiens sera l’exil.
Adam Garfinkle étudie les mythes qui subsistent. Les faucons prétendent que les buts de la guerre étaient nobles et que celle-ci pouvait être gagnée. Les colombes disent qu’elle n’était pas sage (et peut-être immorale) et la défaite certaine. En fait les deux parties ont tort, les faucons en faisant porter la responsabilité de la défaite aux colombes. Ceux-ci n’étaient pas manipulés par les communistes et une réelle anxiété régnait dans la génération du « babyboom ». La véritable cause du mouvement contre la guerre a été un vide du sens de la vie dans une société en plein développement qui refusait toutes les valeurs. Quant aux colombes, leurs membres les plus violents ont fourni des armes à leurs adversaires, ce qui a aidé Johnson et Nixon à obtenir le soutien de l’opinion publique malgré leurs propres échecs. Il y a eu plusieurs phases. Avant 1966, l’opposition à la guerre est libérale et efficace. Entre 1966 et 1968-1969, les « radicaux » extrémistes prennent la direction, ce qui renforce l’Administration Johnson, prolonge la guerre tout en contribuant à la faire perdre. À partir de 1969, le mouvement pénètre dans l’arène politique et le Congrès restreint l’action de Nixon. Dans cette phase, la guerre prend une tournure classique qui aurait permis de la gagner ; les forces américaines y étant mieux préparées, elles auraient pu indéfiniment protéger le Sud-Vietnam. La fin de la guerre a été amenée par la politique intérieure des États-Unis, et non par l’action du mouvement contre la guerre qui a contribué à renforcer les modérés voulant maintenir les troupes américaines au Vietnam tout en essayant de négocier pour un Sud-Vietnam non communiste, sans prendre position contre leur président et leur pays, alors que celui-ci était en guerre. L’offensive du Têt marque un tournant à la suite du discours du président Johnson du 31 mars 1968 et des déclarations de Nixon : les Américains ont suivi leurs présidents.
Pour Adam Garfinkle, le mouvement radical a retardé le passage des faucons modérés au parti opposé : une révolte contre l’autorité n’est pas populaire dans les classes moyennes et chez les ouvriers du Parti démocrate. Adam Garfinkle n’hésite pas à dire que les radicaux sont directement responsables du prolongement de la guerre quand ils ont paralysé le président Johnson, sans que le Nord-Vietnam ait pu les considérer comme un facteur important. La guerre n’a cependant pas échoué par leur faute, mais du fait des erreurs et des échecs de la stratégie de deux ou peut-être trois présidents.
Angelo M. Codevilla, professeur à l’université de Boston, s’en prend à McNamara. Pour lui, la guerre du Vietnam a été une guerre civile entre Américains aux États-Unis. Une révolution s’est produite dans les cœurs, les esprits et les habitudes des élites libérales. Rien n’a changé depuis et un fossé s’est creusé entre libéraux et traditionalistes. Le livre de McNamara n’a pas surpris ceux qui voulaient la victoire et l’ont toujours considéré comme leur pire ennemi. Il justifie le président Clinton qui a décidé de « normaliser » les relations entre les vainqueurs en Asie du Sud-Est et les vainqueurs de la guerre civile aux États-Unis. Le livre de McNamara est un hommage à ces vainqueurs. Au cours de la guerre, il en est venu à conclure que la grande menace pour la paix résidait dans les tendances conservatrices du peuple américain. La paix du monde ne pouvait s’obtenir que par la sécurité collective et par des méthodes « modernes » d’analyse. Son esprit est fermé par son arrogance et sa foi en la méthodologie. Pour lui et les gens de sa classe, les armes nucléaires ont réduit à rien toutes les vertus et tous les vices. Il faut avant tout éviter la guerre nucléaire. L’histoire personnelle de McNamara lui masque l’existence des autres, comme le montre l’incident célèbre où il a expulsé d’une conférence de presse un journaliste qui lui faisait une remarque judicieuse. Pour lui, le Vietnam ne valait pas le risque d’une confrontation avec l’Union Soviétique ou avec la Chine. La guerre devait être gagnée par les Sud-Vietnamiens eux-mêmes, alors que leur indépendance était vitale pour les États-Unis. Ce genre de contradiction ne pouvait qu’amener la défaite américaine. Il a cherché à convaincre les Nord-Vietnamiens que personne ne pouvait gagner la guerre et, pour lui, il n’était pas question de vaincre le Nord. Toutes les discussions dont il rend compte dans son livre évitent de faire le choix entre le prix d’une victoire et le coût d’un retrait. Ayant peur des réactions de l’URSS et de la Chine, il n’ose pas poser le problème devant l’opinion publique parce qu’il craint les réactions des ultra-conservateurs des deux partis politiques, alors qu’à partir de 1968 il était évident que la Chine cherchait l’appui des États-Unis contre l’URSS. Par ses propres méthodes, il a été conduit à contribuer à la défaite des forces militaires dont il avait la charge. Ses idées ont conquis le personnel politique américain et plus personne n’ose dire maintenant qu’il fallait détruire le régime communiste.
Pour Angelo Codevilla, le problème se pose encore de savoir si le régime de Hanoï est bon ou mauvais, avec comme corollaire le rétablissement des relations diplomatiques. Maintenant, on parle du Vietnam comme d’un contrepoids à la Chine et les États-Unis auraient besoin de Hanoï. Pourtant, ce n’est pas l’économie de marché qui libéralise un système politique. Comme en Chine, il y a de l’argent à gagner au Vietnam, en utilisant une main-d’œuvre incroyablement bon marché ; les sociétés étrangères se servent de gens qui sont pratiquement des esclaves. Elles demandent des garanties pour leurs investissements et pour les emprunts faits par les Vietnamiens, ce qui est à la charge des contribuables américains. Tout cela renforce le gouvernement de Hanoï et enrichit des dirigeants. On peut en conclure que « la gauche » américaine protège le régime de Hanoï pour justifier sa position pendant la guerre. Actuellement, l’héritage de McNamara perd du terrain dans l’opinion publique pour tout ce qui concerne l’éducation, la famille, les problèmes raciaux, mais cet héritage reste intact pour la défense nationale. Sont toujours des vérités admises les concepts qu’il a forgés : l’escalade contrôlée, emploi punitif (et non décisif) de la force, la conduite des crises, la destruction mutuelle assurée. Pour Angelo Codevilla, le pire est que le gouvernement semble admettre que ses aviateurs prisonniers soient torturés puisqu’on les entraîne à supporter des mauvais traitements.
Le plus étonnant est de voir une revue comme Orbis publier un article contenant des points de vue aussi excessifs. Les passions ne sont pas éteintes aux États-Unis et le syndrome du Vietnam n’est pas mort.
Georges Outrey
• Le n° 9/1995 de Europäische Sicherheit est constitué de deux parties à peu près égales consacrées l’une aux problèmes de géopolitique, l’autre aux questions intéressant la Bundeswehr ; c’est surtout le premier aspect qui est analysé ici.
« Les droits de l’homme, un luxe ? » demande F. Mendel. On pourrait le croire à voir une certaine « stabilité » promue but politique suprême, ou l’espoir d’immenses marchés nouveaux à conquérir inhiber toute action pour les promouvoir. Voici vingt ans, Soljenitsyne nous exhortait : « Les communistes vous disent : ne vous mêlez pas de nos affaires ; laissez-nous tranquillement étrangler en paix nos habitants ! Moi, je vous dis au contraire : ingérez-vous de plus en plus et autant que vous le pouvez ». Avoir oublié ce conseil – tout au plus se permet-on, sans résultat, de timides représentations diplomatiques dans les cas les plus flagrants – a entraîné des défaites pour la civilisation en Bosnie, en Thétchénie, en Russie, en Chine…
Aux marges de l’ex-URSS, une série d’États petits et moyens a besoin que des normes de comportement international soient établies et des règles de jeu raisonnables respectées. L’intérêt de l’ensemble des démocraties occidentales est d’en réclamer fermement l’application. D’aucuns estiment que ces droits, fruits de l’expérience historique de l’Occident, sont trop marqués par la culture propre de celui-ci pour avoir une valeur universelle ; au nom de sa souveraineté, Pékin s’oppose aux réclamations occidentales : « Pas d’ingérence, SVP ! » Le pli a été pris de considérer comme un luxe les droits de l’homme et, en vue de s’assurer de fructueux débouchés économiques, de leur préférer l’entretien de bonnes relations avec tel ou tel gouvernement au lieu de tenter d’exercer une influence sur son évolution politique vers le respect du droit. Ce calcul est mauvais ; même d’un point de vue économique, miser sur les droits de l’homme serait à long terme plus payant : l’État de droit est indivisible et il profite au commerce aussi.
Le brutal asservissement des Tchétchènes et les rebuffades russes au sujet de l’extension de l’Otan devraient amener un changement de climat ; c’est peut-être la fin de la période « d’après-guerre froide », caractérisée, au moment de l’éclatement de l’URSS et du démembrement de la Yougoslavie, par un effort occidental pour préserver à toute force un certain immobilisme dans le gigantesque ex-empire, avec le vain espoir de faire rentrer dans sa lampe le turbulent génie de la souveraineté nationale. Cependant, il n’y a guère de chances que les frontières se resolidifient et que le monde des États retrouve de sitôt le calme. Un nouvel ordre mondial n’a pas vu le jour et les pressions en faveur de métamorphoses restent fortes.
• Journaliste polonais vivant à Karlsruhe, K. Miszczerak demande : Moscou n’est-il pas en train de faire de la Pologne son « Jouet contre l’Occident ? » En dépit d’une méfiance atavique amplement justifiée par l’histoire, Varsovie s’était pourtant efforcé, dès la fin de l’URSS, de nouer des relations amicales avec tous ses successeurs, y compris la « centrale » moscovite, sa voisine directe du fait de l’enclave de Klaipeda.
La sécurité polonaise ne sera vraiment assurée que lorsqu’une Russie réellement démocratique aura définitivement renoncé, en politique étrangère, aux « options impériales » de jadis. Toutefois, comme le changement de régime s’y est opéré à l’intérieur de l’ancienne nomenklatura, au lieu d’être, comme en Pologne, imposé par une opposition démocratique, la prudence reste de mise. Bien que ne disposant plus, avec la disparition du Pacte de Varsovie et la dissolution du Comecon, des moyens de tenue en main que ceux-ci donnaient à sa devancière, la Russie ne s’en efforce pas moins, par toutes sortes de manœuvres combinant pressions et flatteries, de reprendre une influence dominante sur l’ancien glacis où la Pologne jouait, de par sa situation géographique, le rôle de « l’allié majeur de transit ».
Seule l’entrée dans l’Otan peut assurer pour l’instant la sécurité de la Pologne ; après avoir semblé s’en arranger, la Russie s’y oppose, et de plus en plus brutalement Elle est même parvenue à en faire repousser l’idée par la Conférence de Noordwijk ! Comme organisation de sécurité de rechange, elle propose pour l’Europe une sorte de Conseil de sécurité européen dans lequel, de par l’importance de ses forces armées, ou de sa taille seule, elle jouerait un rôle dominant ce qui ne saurait être accepté.
Au lieu de rechercher loyalement sa sécurité dans le partenariat auquel elle a souscrit et de prouver la puissance de son État par une société démocratique consolidée, la Russie essaye de cacher ses faiblesses internes en s’engageant dans une politique étrangère aventureuse. Elle sait pourtant bien que l’extension de l’Otan ne constituerait pour elle aucun supplément de menace. Elle aurait au contraire tout à gagner à ce que démocratie et stabilité se renforcent à ses frontières, tandis qu’à agir comme elle le fait, elle ne peut que contribuer à renforcer l’attirance naturelle que ces pays ont pour l’Allemagne, ce qui augmente encore l’influence de celle-ci sur ta région et ne va pas précisément dans le sens des intérêts bien compris de la Russie. Cependant, tant que régnera là-bas la nomenklatura héritée de la période précédente, encore tout imprégnée des méthodes de celle-ci, la Russie demeurera prisonnière de son propre passé impérial-soviétique.
• M. Manousakis étudie « Le rôle des États-Unis dans le Golfe », au cœur des tensions que provoquent les volontés de puissance respectives de l’Irak et de l’Iran dans une région à la fois si instable et d’intérêt crucial pour l’Occident tout entier. La supériorité des Américains est totale dans la péninsule Arabique. Leur présence militaire n’est contestée par aucun de ses gouvernements, mais on note que l’antiaméricanisme fait de rapides progrès parmi les populations. Ce serait une erreur de surestimer l’aptitude de l’Arabie saoudite à demeurer longtemps la plaque tournante des forces américaines dans ce secteur. Le roi Fahd ne saurait, sans risque politique grave, acquiescer à n’importe quels désirs des Américains, notamment s’ils vont à rencontre de sa volonté de se poser en mentor de l’islam.
Les États-Unis comptent essentiellement sur les sanctions pour faire plier l’Irak et l’Iran, mais leurs décisions sont de moins en moins acceptées par leurs alliés : le Japon refuse d’appliquer le récent embargo décrété unilatéralement contre l’Iran et les Européens ne s’y associent pas non plus. Washington n’est pas en mesure d’empêcher le développement de la coopération militaire russo-iranienne ; quels que soient les risques de prolifération, Moscou n’est pas prêt à renoncer à des marchés très importants, vitaux pour le fonctionnement de son complexe milita-ro-industriel. Grâce aux flots d’armes russes, Téhéran est en mesure de menacer de bloquer le détroit d’Ormuz ; de grandes manœuvres ont d’ailleurs eu lieu (1) en juin dernier entre la capitale et la côte.
La question du réalisme de la politique américaine dans le Golfe mérite d’être posée. Sans renoncer à ses objectifs majeurs légitimes – stabilité régionale, libre circulation du pétrole, sécurité d’Israël –, une autre politique visant à associer l’Irak et l’Iran et à diminuer les tensions serait peut-être plus porteuse d’avenir, sans être trop difficile à mettre en œuvre : l’Allemagne avec Téhéran, la France avec Bagdad la pratiquent déjà avec succès et s’assurent ainsi que dans le Golfe une position qui, quoique ne pouvant et ne devant être que complémentaire de celle des États-Unis, y permet le maintien d’intérêts européens et pourrait, un jour, se révéler profitable également pour l’Amérique.
Washington ne sous-estime certainement pas les avantages qu’aurait, pour lui comme pour l’Occident tout entier, une politique associant la totalité des États de la région. Peut-être même la souhaite-t-il plus qu’il n’y paraît, mais son raisonnement est différent : en dépit des efforts des années 70-80 pour développer des énergies de remplacement, l’ère du pétrole n’est pas près d’être close ; les besoins devraient passer de 69,6 millions de barils/jour (1990) à 88,8 en 2010, dont 40 % à provenir du Proche-Orient. Or, le « nouvel ordre » visé par les Américains part de l’idée que, s’ils refusent d’être le gendarme du monde, ils doivent en devenir le « stabilisateur » ; ils n’y parviendront, dans une période sans conflagration majeure prévisible, qu’à condition de disposer d’autres moyens, en plus de la puissance militaire qui pouvait suffire durant la guerre froide. Le pétrole est l’un d’eux, d’où leurs efforts pour entretenir leur hégémonie dans le Golfe et pour que des intérêts américains contrôlent les pipelines qui approvisionneront les marchés mondiaux avec l’huile de la CEI. Ainsi pourrait s’expliquer le fait que les Américains entretiennent et renforcent leur suprématie dans le Golfe : ils ne veulent pas tolérer que l’Irak et l’Iran aient en la matière un droit de codécision ; d’où leur attitude à l’égard de ces deux États.
• « Missiles chinois ; absence de sécurité en zone Asie-Pacifique ». H. Niggmeier, ancien député membre de la commission défense, s’interroge sur l’attitude à adopter à l’égard de Pékin et vis-à-vis des efforts de ses voisins pour se doter des moyens de s’opposer à ses empiétements.
Puissance traditionnellement dominante en Asie orientale, la Chine vise maintenant sans vergogne à jouer un rôle de puissance dirigeante à l’échelle du monde. Quelques exemples ? En mai dernier, elle procède à un essai atomique et teste une fusée Vent d’est 31 capable d’atteindre la côte Ouest des États-Unis avec une tête nucléaire ; elle occupe dans les Spratley, en mer de Chine méridionnale, quelques îlots contestés ; elle augmente constamment son budget militaire, se procure en Russie des armes perfectionnées et de la technologie sensible ; elle exporte au Pakistan des missiles qui inquiètent l’Inde (Pékin nie, mais des MRBM M 11 étaient repérés en 1992 sur une base pakistanaise) ; surtout, elle fait tout pour isoler Taïwan, l’humilier et tenter de l’intimider (2). Comme elle pourtant, l’île refuse la thèse des « deux Chines » et souhaite une réunification, mais Pékin n’accepte aucune négociation sur ce sujet et continue à agiter sa menace de solution militaire.
Lors du récent voyage en Allemagne de Jiang Zemin, à la fois chef du PCC et de l’État et président de la commission militaire, il a été beaucoup question de contrats mirifiques à passer à l’industrie allemande (3), sans qu’on puisse encore dire ce qui en sortira. « Passer sous silence les faits (rappelés plus haut) contrevient à la règle en politique de sécurité selon laquelle on doit évaluer les risques de crise dès les premiers indices… À propos de la Chine, se fixer exclusivement sur les questions économiques peut conduire à sous-estimer des indices stratégiques importants ».
En dépit des efforts de la Chine pour les en empêcher, les États de la région, à bon droit inquiets, cherchent à développer leurs forces armées. Malgré sa détresse économique présente, le Vietnam vient d’acheter à Moscou 20 chasseurs Su-28 (les premiers sont déjà livrés) ; la Malaysia commande des avions de combat à la Russie et aux États-Unis ; l’Indonésie, Singapour, modernisent leur défense ; l’Australie va consacrer à la sienne 20 milliards de dollars d’ici l’an 2000… D’aucuns croient devoir faire chorus avec Pékin pour voir là l’amorce d’une dangereuse course aux armements. Tous les experts en stratégie venus récemment à Bonn d’Indonésie, des Philippines… sont au contraire d’accord avec le Livre blanc australien (4). Si la Chine, encore faible actuellement, se comporte déjà avec tant d’arrogance, que sera-ce lorsqu’elle sera devenue une grande puissance économique et militaire, avec flotte de haute mer et avions à long rayon d’action ?
Il est grand temps que l’Alliance – et l’UE au sein de sa Pesc – décide d’une attitude commune en ce qui concerne le concours à apporter à la protection de l’intégrité territoriale d’États souverains, spécialement dans cette zone Asie-Pacifique où n’existe aucune vraie organisation régionale de sécurité. Comment l’Europe doit-elle, à l’avenir, répondre à la légitime exigence présentée par des États qui veulent seulement être à même d’exercer leur droit à l’autodéfense ? Pour ce qui est de cette Chine gigantesque et de ses voisins, le jugement et l’expérience posent la question : peut-on se contenter de retirer les avantages économiques d’un commerce actif avec les États de la région autres que la Chine (ils sont prospères et en pleine croissance) tout en leur refusant l’appui qu’ils demandent pour protéger leur indépendance nationale ?
• Directeur de division à FüH (EMAT), le général Ch. Millotat rappelle le mot de Goethe – « Celui-là seul qui a des notions claires est en mesure de diriger » – pour présenter « Le Heer dans la situation de sécurité présente ». Pendant la guerre froide, on a progressivement minimisé l’importance du facteur « espace » (pris au sens de zone d’action aéroterrestre, et non d’univers) au profit de ceux d’information, de moyens et de délais. La réflexion stratégico-opérative allemande doit maintenant lui redonner toute sa place pour deux raisons : le procédé des contre-concentrations qui, dans la nouvelle stratégie de l’Otan, remplace le « mille-feuille » de la défense de l’avant, n’est jouable que si on dispose de vastes espaces de manœuvre ; l’Allemagne ne peut plus borner sa conception à la seule défense du sol allemand, elle doit envisager aussi une participation plus étendue à la défense de celui de ses alliés et se préparer également à intervenir ailleurs pour le maintien ou le rétablissement de la paix, au sein des organisations internationales.
À cette fin, FüH a publié, dès février 1994, une « directive provisoire pour la conduite opérative des forces terrestres ». En 1996 sortira la série des nouveaux règlements sur la conduite des troupes. Il participe actuellement à la rédaction d’un document interarmées destiné à fournir aux officiers allemands des principes d’action et à les rendre aptes à faire passer dans les travaux de l’Otan, de l’UEO et des états-majors de corps multinationaux les conceptions politico-militaires et opératives allemandes. De leur côté, les quartiers généraux de l’Otan mettent au point des instructions sur le déploiement stratégique, la préparation et l’emploi des contre-concentrations ainsi que la réduction des frictions dans l’utilisation de l’espace.
Il faut dès maintenant s’attaquer à tout ce qui est indispensable pour la préparation des forces (alerte, montée en puissance, programmes d’entraînement complémentaires…) et pour leur emploi (savoir combattre en tout temps sur n’importe quel terrain, changer brusquement d’attitude, améliorer la coopération interarmes et interalliée). La décision politique de renoncer aux grands exercices avec troupe complète en terrain libre donne une importance nouvelle au travail interarmes des petites unités au camp et à toutes les sortes d’exercices de cadres. L’usage de la simulation est à développer également. Celui qui, pour se mettre au travail, attendrait la sortie des documents Otan se verrait contraint de partir alors de zéro. ♦
Jean Rives-Niessel
(1) 450 000 hommes y ont participé, dont des « gardiens de la révolution », convoqués pour l’occasion.
(2) L’article, probablement rédigé au début de l’été, passe sous silence les incidents plus récents (manœuvres terrestres et navales, tirs de missiles) autour de Taïwan.
(3) Depuis l’ouverture économique de la Chine, son commerce avec l’Allemagne bondit : 25,6 milliards de Marks en 1994 (+ 9 % sur 1993), avec pour la RFA un solde négatif de 5,1 milliards. Celle-ci est actuellement le 3e partenaire commercial de la Chine, et le 1er en Europe, bien que ce commerce ne représente encore que 1,5 % du total des exportations et 2,5 % des importations allemandes.
(4) « Notre planification doit prendre en compte le fait que les mobiles et les intentions hostiles sont susceptibles de se développer beaucoup plus rapidement que ne se construisent les capacités militaires ».