Défense dans le monde - Les militaires et les élections législatives en Russie
La campagne électorale en Russie est déjà largement engagée, et l’un des thèmes majeurs dans les médias est celui des candidatures militaires. En effet, dès le début du mois de septembre, de nombreux militaires avaient fait connaître, à titre individuel, leur intention de solliciter les suffrages de leurs concitoyens. Plus récemment, le ministère de la Défense a fait savoir qu’il avait l’intention de présenter officiellement plus de 120 candidats pour représenter l’institution militaire au sein de la future Douma d’État.
Les candidatures spontanées
Au début du mois de septembre, alors que plus de 20 000 candidats s’étaient déjà déclarés pour les 450 sièges de la future Douma, une dizaine d’officiers généraux, d’active ou de réserve, avaient fait connaître leur intention de se présenter au suffrage des 106 millions d’électeurs lors du scrutin du 17 décembre. L’ordre dispersé des annonces de candidatures qui concernaient d’ailleurs la plus grande partie de l’éventail politique, laissait supposer qu’il s’agissait de candidatures individuelles. On pourrait néanmoins distinguer trois groupes parmi les principaux candidats militaires.
Les « putchistes » en retraite :
– le général d’armée Varennikov, ancien commandant en chef des forces terrestres soviétiques et l’un des principaux instigateurs du coup d’État avorté d’août 1991, qui se présente sur la liste du Parti communiste de Russie de Ziouganov ;
– le général-colonel Vladislav Atchalov, ancien commandant en chef des troupes aéroportées, en son temps un des plus jeunes généraux de l’Armée rouge, lui aussi artisan du putsch d’août 1991, qui se présente sous les couleurs du mouvement ultra-nationaliste « Union des patriotes » ;
– le général-major (air) Routskoï, ancien vice-président de la Fédération de Russie, auteur du coup d’État d’octobre 1993 contre Boris Eltsine, chef du mouvement « Derjava ».
Les limogés « pour cause de Tchétchénie » :
– le général-lieutenant Lebed, ancien commandant de la 14e armée en Transdniestrie, limogé en juillet dernier après avoir vigoureusement critiqué les modalités de l’intervention en Tchétchénie et qui est le numéro deux du Congrès des communautés russes dirigé par Iouri Skokov, ancien secrétaire du Conseil de sécurité ;
– le général-colonel Vorobiev, ancien adjoint du commandant en chef des forces terrestres russes, limogé après avoir refusé de prendre le commandement des forces en Tchétchénie, et qui est l’un des rares candidats militaires sur une liste démocrate, celle du parti de M. Gaïdar, « Choix de la Russie » ;
– le général-colonel Kondratiev, ancien vice-ministre de la Défense chargé des points chauds, limogé pour ses prises de position sur la Tchétchénie, candidat sur une liste centriste, « Duma 96 » (1).
Les « activistes critiques » ou les déçus de la Tchétchénie.
Il s’agit d’officiers en activité qui, à un degré ou à un autre, ont émis des critiques sur l’utilisation de troupes russes dans le Caucase :
– le général-colonel Gromov, dernier commandant des forces russes en Afghanistan, actuellement détaché comme conseiller militaire auprès du ministre des Affaires étrangères après ses prises de position sur le conflit en Tchétchénie. Il figurait à l’origine sur les listes du président de l’actuelle Douma M. Rybkin, mais s’en est détaché pour créer avec l’économiste Chataline son propre parti « Ma patrie » ;
– le général-colonel Podkolzine, actuel commandant des forces aéroportées, qui s’est montré fort critique sur les opérations en Tchétchénie et notamment sur l’emploi des troupes aéroportées, et qui est inscrit sur les listes du parti nationaliste « Pour la mère patrie », dirigé par l’ancien ministre de la Privatisation Polevanov. L’amiral Baltine, ancien commandant de la flotte de la mer Noire est également sur cette liste. Selon certaines rumeurs, c’est le général Korjakhov, l’éminence grise du président Eltsine, qui aurait favorisé la rencontre Polevanov–Podkolzine. Le mouvement « Pour la mère patrie » regrouperait de nombreux anciens d’Afghanistan ;
– le général Rokhlin, l’un des héros du conflit tchétchène, mais qui avait refusé d’être décoré pour son action dans ce conflit, figure sur les listes du parti du Premier ministre, M. Tchernomyrdine, « Notre maison : la Russie ». Sur ces listes figure aussi le général-colonel Galkin, chef de la direction principale des blindés au ministère de la Défense.
Visiblement, l’objectif de tous ces candidats était de mettre sur la place publique les problèmes internes de l’armée russe et l’on pouvait penser qu’ils n’hésiteraient pas à mettre en accusation leur ministre, le général Gratchev, dont la cote de popularité est au plus bas parmi ses subordonnés. L’autre point commun à tous ces candidats est leur quasi-certitude d’être élus : tous sont en effet n° 2 ou n° 3 sur les listes de parti.
À ce groupe, il convient également de rattacher le maréchal Shaposhnikov, dernier ministre de la Défense de l’ex-URSS, candidat sur la liste « Union sociale-démocrate » de M. Lipitskii.
Les candidatures officielles
À la fin du mois de septembre, le ministère de la Défense russe faisait savoir officiellement qu’il avait l’intention de présenter 123 candidats (dont 23 généraux). Le prétexte invoqué était que la faible représentation militaire à la Douma élue en décembre 1993 n’avait pas permis de défendre les intérêts catégoriels, notamment au sein des budgets.
Cette déclaration reste cependant très vague : à ce jour, aucune liste nominative n’a été publiée. On ne sait pas si les candidats « individuels » cités précédemment ont été récupérés par la hiérarchie, ou s’il s’agit de 123 autres candidats. N’a pas non plus été précisée la répartition de ces candidats au sein des blocs ou coalitions. La seule précision apportée est le nom du coordinateur de cette campagne électorale militaire : il s’agit du général-colonel Bogdanov, adjoint du chef d’état-major général, mais aussi classé comme l’un des hommes de Gratchev avec qui il a été auditeur à l’Académie de l’état-major général.
Pour l’instant, cette campagne semble mal s’engager puisque, lors des élections locales à Volgograd au début du mois d’octobre, le candidat militaire, le colonel Skopenko, adjoint du commandant du 8e CA (général Rokhlin) pour le travail éducatif (poste qui correspondrait à l’ancienne direction des officiers politiques) a été battu par le maire sortant. Lors de ces mêmes élections pour l’assemblée locale de Volgograd, les 24 candidats militaires ont été battus (la quasi-totalité des sièges a été remportée par le Parti communiste). L’activisme des militaires (présence d’officiers pour contrôler les bureaux de vote) a néanmoins provoqué une lettre de protestation des autorités locales qui ont accusé le général Rokhlin d’ingérence dans le domaine politique.
La décision du ministère de la Défense a suscité de vigoureuses protestations des partis démocratiques.
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Les tentatives faites par l’ensemble des partis pour obtenir l’aval d’un ou plusieurs militaires, aussi bien que la décision du ministère de la Défense de présenter officiellement des candidats dont l’objectif sera de défendre les intérêts catégoriels de l’institution, ne peuvent qu’accentuer et rendre plus visibles les fractures politiques qui s’y font jour depuis l’éclatement de l’URSS. À terme, on peut craindre que l’armée russe ne soit entraînée à intervenir physiquement au profit de telle ou telle tendance, ce qu’elle s’est toujours refusé à faire jusqu’à présent. ♦
(1) Le général Kondratiev vient de faire élever à ses frais, et pour « expier les fautes commises », une chapelle près de Briansk où il est candidat.