Gendarmerie - La Gendarmerie : une quatrième armée ?
Ainsi qu’a pu l’écrire Norbert Elias, la mission de l’observateur de la réalité sociale est de faire « la chasse aux mythes » (Qu’est-ce que la sociologie ? ; 1970) ; et s’il est, concernant les phénomènes « gendarmiques », un mythe profondément ancré, depuis des lustres, dans les mentalités et les représentations, c’est bien celui de l’assimilation de la Gendarmerie à une « quatrième armée ».
La parution de l’article du général de corps d’armée François Bresson dans une des dernières livraisons de cette revue (« De l’esprit interarmées », octobre 1995) a, en quelque sorte, par omission, conduit à se pencher sur la nature exacte de l’état militaire de la Gendarmerie. Évoquant, en effet, la nécessité d’une « interarmisation » croissante des esprits des cadres militaires, cet auteur écarte du champ de sa réflexion la Gendarmerie, pour ne s’intéresser qu’aux « trois grandes composantes de notre organisation militaire ». Si ce point de vue se fonde sur le fait que cette institution n’est pas, à proprement parler, une armée, la démarche n’en paraît pas moins sujette à discussion, au regard de l’intégration de la Gendarmerie, d’une part, institutionnellement et fonc-tionnellement, dans le dispositif des « forces armées », d’autre part, historiquement et sociologiquement, au sein de la « famille militaire ».
« Partie intégrante des forces armées », comme le rappellent les dispositions du décret du 14 juillet 1991, la Gendarmerie n’est pas pour autant une armée : un constat qui conduit donc, objectivement, à écarter la notion, pourtant couramment usitée à son propos, de « quatrième armée ». Contrairement à l’Armée de terre, à la Marine nationale ou à l’Armée de l’air, dont la fonction principale réside dans la préparation et la conduite d’un combat contre une agression extérieure, la fonction de maintenir l’ordre public est la finalité spécifique de la Gendarmerie. Bien qu’étant composée de personnels militaires et qu’assumant d’importantes missions de défense (notamment police militaire et prévôté, préparation des opérations de mobilisation et défense opérationnelle du territoire), elle ne peut être pour autant qualifiée de quatrième armée, dans la mesure où le combat n’est pas, selon la formule célèbre du colonel Ardant du Pic, son « but final ». Force de sécurité intérieure participant, à ce titre, à la défense du territoire, et par-delà, il est vrai, l’obscurcissement tendanciel de la frontière entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure que démontre avec une certaine acuité la menace terroriste, la Gendarmerie n’est pas une force par essence combattante, constituée aux seules fins de perpétuer ce phénomène universel qu’est la guerre.
Force publique militaro-policière évoluant à la charnière de la défense nationale et du maintien de l’ordre public, la Gendarmerie s’insère parfaitement dans l’approche globale et permanente de la défense nationale, consacrée par l’ordonnance du 7 janvier 1959 et réaffirmée récemment par le Livre blanc sur la Défense, qui intègre à la fois les situations normales et celles de crise, les opérations policières (police administrative, police judiciaire, maintien de l’ordre) et les opérations militaires (défense civile, défense économique, défense militaire, DOT). Si le décret du 10 septembre 1935 avait érigé la Gendarmerie au rang d’une véritable armée, les différents textes adoptés dans le prolongement de l’ordonnance de 1959 n’ont cependant pas placé l’institution dans une situation analogue à celle des trois armées. Malgré certaines dispositions lui reconnaissant une existence et une organisation spécifiques, la Gendarmerie ne peut être considérée comme une authentique armée, en raison également de sa situation de dépendance dans le domaine du commandement opérationnel et du soutien logistique. Cette absence d’autonomie est liée à la nature même de sa participation aux opérations militaires. Ne constituant pas sa finalité spécifique, cette participation s’effectue au profit des autres forces armées, grâce à leur soutien logistique et au sein d’un commandement opérationnel interarmées.
Relevant directement du ministre de la Défense, le directeur général de la Gendarmerie est ainsi subordonné, dans le domaine opérationnel, au chef d’état-major des armées. Il a pour mission d’intégrer l’action de la Gendarmerie dans les plans d’emploi et de mobilisation arrêtés par le chef d’état-major des armées, tout en devant informer en permanence ce dernier de la disponibilité des moyens opérationnels destinés à être placés pour emploi à la disposition du commandement militaire. L’article 14 du décret du 8 février 1982 précise qu’à la différence des chefs d’état-major des trois armées, le directeur général de la Gendarmerie ne peut exercer, sur décision du chef d’état-major général, les fonctions de commandant opérationnel. Lors de la conduite des opérations militaires, les unités de Gendarmerie intégrées au sein du dispositif des forces armées sont placées directement sous le commandement opérationnel du chef d’état-major des armées. Cette subordination se trouve justifiée par le fait que la finalité spécifique de la Gendarmerie ne réside pas dans la préparation et la conduite du combat, mais aussi par le refus de confier à son directeur général la mission de mener des opérations militaires, en raison même de son origine et de la nature de ses fonctions, ce dernier présentant, en effet, la singularité de n’être pas un officier général (comme c’est le cas pour les trois armées) ou encore un membre de l’administration préfectorale (comme c’est le cas pour la police nationale), mais un haut fonctionnaire de la magistrature issu généralement de l’ordre judiciaire.
La Gendarmerie doit également avoir recours, pour des raisons évidentes de commodité et d’efficacité, à différents services relevant des trois armées (principalement de l’armée de terre) pour la réalisation, la fourniture et la mise en œuvre de certains équipements militaires, qu’il s’agisse des casernes, de l’armement, des tenues de combat, des véhicules blindés et des moyens nautiques et aériens. Si la Gendarmerie utilise de façon autonome ces équipements et en assure généralement la maintenance, elle ne dispose cependant pas de la totalité des services de soutien nécessaires à l’exécution de ses missions, de sorte qu’elle se trouve ainsi dans une position de dépendance logistique par rapport aux armées. Inhérente à l’appartenance de la Gendarmerie aux forces armées et à l’exercice de ses missions militaires, cette situation n’existe pour ainsi dire pas dans la fonction de maintenir l’ordre public. Hors les cas d’opérations militaires et de troubles insurrectionnels, les moyens couramment utilisés dans le service de la Gendarmerie sont, en effet, généralement propres à l’institution, notamment les véhicules de transport, les tenues de service courant, les moyens de transmission ou les matériels de police de la route et de police judiciaire. Dans sa finalité spécifique, la Gendarmerie représente une force homogène et autonome, qui ne peut être assimilée, contrairement à un jugement par trop hâtif, à un simple « abonné » se trouvant dans l’obligation d’avoir recours aux moyens logistiques et aux services techniques des armées.
Pour limitée qu’elle soit, la dépendance de la Gendarmerie dans le domaine du commandement opérationnel et de la logistique démontre que si l’institution est pourvue d’une structure proche de celle d’une armée, elle ne peut être considérée, en raison même de sa finalité spécifique, comme une quatrième armée, même chargée de la sécurité intérieure. Dans le même ordre d’idées, si la Gendarmerie entretient, pour des raisons historiques et pour l’exercice de ses missions militaires, des relations privilégiées avec l’Armée de terre, elle ne constitue cependant pas, à l’instar de l’infanterie ou de l’artillerie, une arme de l’Armée de terre. Contrairement aux qualifications erronées de « quatrième armée » ou d’« arme », le terme de « corps » exprime de manière satisfaisante, semble-t-il, la nature de l’état militaire de la Gendarmerie. Alors que le décret organique du 20 mai 1903 et le règlement sur le service intérieur du 17 juillet 1933 utilisent les termes de « force » et d’« arme », celui de « corps » apparaît, quant à lui, dès les textes fondateurs que sont, pour la Gendarmerie, les lois du 16 février 1791 et du 28 germinal an VI (17 avril 1798). Défini par le Dictionnaire Robert comme « un groupe formant un ensemble organisé sur le plan des institutions », ce terme de « corps » doit être préféré à celui d’« arme », dans la mesure où ce dernier entraîne que le groupe militaire en question ne peut exister que par son appartenance à une armée. Considérer la Gendarmerie comme une arme reviendrait donc nécessairement à l’assimiler à une arme de l’armée de terre, ce qui n’est manifestement pas le cas. Il faut noter, enfin, que si le terme de « corps » est utilisé pour désigner la guardia civil espagnole (el cuerpo), les carabiniers italiens ont recours, quant à eux, à l’appellation d’« arme » (l’arma).
La Gendarmerie apparaît, en somme, comme un corps faisant partie intégrante de l’édifice de défense, mais disposant d’une réelle spécificité par rapport à l’organisation militaire de celui-ci, ce qui, tout en conduisant à écarter, à son propos, les notions d’armée ou d’arme, n’en justifie pas moins pleinement sa prise en considération, son insertion dans tout projet ou réflexion à caractère interarmées. ♦