Afrique - Angola : la paix en route ?
Le 25 septembre 1995, vingt ans après le début de la guerre civile et l’indépendance de l’Angola, le président José Eduardo Dos Santos et son adversaire Jonas Savimbi, chef de l’Unita, se retrouvaient à Bruxelles, après s’être déjà rencontrés à Franceville, au Gabon, le 11 août et à Lusaka, en Zambie, le 6 mai, et dix mois après avoir signé les Accords de Lusaka, pour, ont-ils affirmé en présence du secrétaire général des Nations unies Boutros-Boutros Ghali et des représentants des principaux bailleurs de fonds, tourner enfin et définitivement la page de la guerre en Angola. « Tournant historique », « réconciliation nationale enfin en marche », « confiance maintenant rétablie », les formules et déclarations déployées lors de cette rencontre devraient laisser penser qu’une étape positive importante pourrait bien avoir été franchie dans ce long et laborieux processus de paix concernant l’un des conflits les plus graves et les plus difficiles du continent africain.
Les premiers accords de paix avaient été signés le 31 mai 1991 à Bicesse au Portugal sous l’égide de l’ONU, de Washington et Moscou, ainsi que de Lisbonne. Ils avaient permis l’organisation d’élections fin 1992 et devaient mettre fin à la deuxième guerre angolaise qui, après la guerre d’indépendance de 1961 à 1975, avait déchiré le pays, à l’ombre de la guerre froide et des manœuvres régionales de l’Afrique du Sud de l’apartheid depuis 1975. Cependant, le dispositif prévu par les accords de Bicesse s’est révélé inadapté et n’a pu empêcher l’Unita, trop tentée d’obtenir plus, de refuser le résultat des élections, négatif pour elle, et de reprendre les armes. S’est ouverte alors la troisième guerre d’Angola, marquée jusqu’au milieu de l’année 1993 par une série de victoires des forces de Jonas Savimbi, malgré les efforts diplomatiques déployés sans interruption pour chercher un compromis viable.
Le temps de réorganiser ses forces armées, de profiter que de nombreux pays partenaires décident en 1993 de reprendre les fournitures d’armes aux forces gouvernementales, alors que l’ONU imposait des sanctions sur les centres d’équipement et de combustible à l’Unita, de profiter aussi de l’évolution nette de la position sud-africaine en sa faveur, le gouvernement angolais est parvenu, entre août 1993 et novembre 1994, à renverser la situation militaire, ce qui a contraint l’Unita à perdre ses illusions et à retrouver le chemin du compromis en signant les Accords de Lusaka.
L’ONU et la communauté internationale devaient alors tirer les leçons de leur échec et redéfinir une nouvelle étape du processus de paix, axé sur le déploiement, décidé le 8 février 1995 par le Conseil de sécurité des Nations unies, d’une force de paix de 7 à 8 000 hommes, l’Unavem III, dont la mission n’est plus limitée à la supervision politique du processus, mais qui est prioritairement chargée d’éliminer ce qui est finalement apparu comme le principal obstacle : la présence dans le pays de près de 200 000 hommes en armes de part et d’autre. En acceptant cette fois de mobiliser les moyens nécessaires (le coût d’Unavem III a été évalué à plus de 380 millions de dollars pour les douze premiers mois de son déploiement, ce qui représente une somme pour le moins importante concernant le maintien de la paix), et d’accorder la priorité au règlement du volet militaire, les Nations unies devraient pouvoir parvenir à écarter le danger d’une nouvelle rechute dans la guerre civile. La tâche n’est pas mince. Il s’agit d’abord de réussir la première étape qui concerne le casernement des troupes rivales totalisant près de 200 000 hommes alors même qu’il est difficile d’évaluer avec précision le volume des forces respectives. Il s’agit en même temps de contrôler les stocks d’armement, et de ne pas laisser « dans la nature » les moyens militaires en équipement susceptibles de permettre à des bandes armées incontrôlées de se reconstituer et de devenir des éléments d’insécurité capables de remettre en cause les fragiles équilibres définis par le processus. En troisième lieu, il faut faire avancer notablement les opérations de déminage des grands axes pour garantir que l’action internationale ne soit pas handicapée, alors que les experts évaluent à 13 millions le nombre de mines installées sur le territoire angolais.
Enfin, et ce n’est pas la partie la moins difficile et la moins coûteuse, il va falloir résoudre le problème de la démobilisation et de la réinsertion de près de 100 000 hommes, avant de reconstituer une armée nationale de 90 000 hommes au sein de laquelle devront coexister des éléments des forces armées angolaises et de l’Unita, et qui devront à la fois assurer la sécurité du pays et ne pas s’ingérer dans le processus de stabilisation politique : un véritable défi quand on sait que la guerre angolaise a provoqué des pertes humaines évaluées à au moins 500 000 personnes et le déplacement de 3,5 millions d’habitants.
Parallèlement, dans les Accords de paix de Lusaka de novembre 1994, il a été convenu, pour ce qui concerne le volet politique, de constituer un gouvernement d’union nationale dans lequel l’Unita obtiendra quatre postes de ministre et sept postes de vice-ministre, ainsi qu’un nombre minimal de postes de gouverneur. Jonas Savimbi se verrait accorder un des deux postes de vice-président, proposition émise par le gouvernement angolais à la suite des Accords de Lusaka, et qui n’a pas été refusé par l’intéressé, en attendant que soit définitivement réglé le problème du deuxième tour de l’élection présidentielle qui n’a pu se tenir en 1992. Pour éviter que les désaccords potentiels entre les deux camps ne puissent encore une fois entraîner un retour à la guerre civile, il a été cette fois acquis que la phase de transition politique ne sera mise en route sous le contrôle de l’ONU que lorsque la démobilisation des soldats sera achevée et que les bases durables de la nouvelle armée nationale seront établies.
Il restera ensuite, pour tourner vraiment la page de ce conflit, à gagner la bataille de la reconstruction économique d’un pays qui est potentiellement l’un des plus prometteurs du continent, mais qui est totalement ravagé par la guerre, ruiné par les dépenses militaires et déformé par une politique économique étatiste et centralisatrice. Pour ramener l’Angola à un niveau de développement égal à celui de 1975, estiment les responsables angolais eux-mêmes, il faudrait, en étant optimiste, un premier programme de reconstruction axé sur les urgences pour les deux prochaines années, puis un plan de six ans destiné à réhabiliter les infrastructures, et enfin un troisième de cinq ans destiné à relancer l’activité économique. Cela signifie, en partant du principe que les bailleurs de fonds se montrent généreux et que les partenaires économiques jouent le jeu, un retour à la normale vers l’an 2008 ! Conscients en tout cas des enjeux considérables que peut représenter, pour la sécurité du continent et pour l’avenir économique de l’Afrique australe, la paix en Angola, les pays occidentaux réunis à Bruxelles, fin septembre 1995, se sont déjà engagés pour un montant d’environ 5 milliards de francs d’aide afin de consolider le fragile accord de paix, dont près d’un milliard de francs d’aide d’urgence destinée à la démobilisation des. troupes et au déminage.
Cette évolution encourageante du processus de paix angolais conduit à tirer deux leçons essentielles concernant le continent africain. La première est que la paix a un prix et que celui-ci est élevé. Gesticulations et pressions diplomatiques, accords écrits ou engagements solennels des parties ont certes leur utilité, mais si les moyens financiers et économiques ne sont pas réunis pour garantir de manière crédible le processus engagé, les espoirs qu’il peut soulever ont toutes les chances de devenir vite illusoires. Or ce prix à payer, quand il s’agit de régions aussi démunies que l’Afrique, ne peut l’être aujourd’hui que si les démocraties occidentales acceptent de se mobiliser, personne d’autre n’étant actuellement apte à relever un tel défi. Cette situation exige forcément que soit redéfinie, compte tenu du nouveau contexte international, la place que doivent occuper ces efforts dans l’ensemble de l’aide au développement.
La deuxième leçon est liée à l’implication de l’ensemble de la communauté internationale dans les processus de solution des conflits de ce continent. S’il est évidemment souhaitable que les Africains s’organisent mieux, ce qu’ils s’efforcent tant bien que mal de faire, pour intervenir eux-mêmes davantage dans la gestion de leurs crises et de leurs conflits, il serait dangereux de croire aux vertus d’un désengagement progressif de la communauté internationale, qui seule, financièrement autant que diplomatiquement, peut peser de manière décisive sur un processus de paix comme celui qui est en route en Angola. ♦