Défense dans le monde - Les parures nouvelles de la neutralité
L’Europe s’était habituée à compter parmi les siens quelques États neutres. Comme les micro-États, ils faisaient partie des curiosités politiques du continent.
La neutralité de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande était fondée sur des bases différentes et obéissait à des logiques diverses. Elle signifiait cependant que, conformément à la codification de La Haye en 1907, ces pays avaient fait le choix de l’abstention et de l’impartialité en cas de conflit. Le refus d’intégrer le bloc socialiste et l’impossibilité de faire le choix de l’Otan avaient, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, doublé cette acceptation classique d’une dimension politique. Ces trois pays ne s’étaient cependant pas totalement exclu de la scène internationale ; ils étaient par exemple, et singulièrement l’Autriche et la Suède, des contributeurs réguliers aux forces de paix des Nations unies.
La chute de l’URSS a permis à Vienne, Stockholm et Helsinki de songer à sortir de cette situation de minorité en redéfinissant leur politique étrangère. L’entrée dans l’Union européenne a été un argument supplémentaire en faveur d’une modernisation de leur diplomatie. Dans ce petit groupe, l’Autriche a été la plus prompte à vouloir saisir sa chance. Le gouvernement de Vienne a mené tambour battant son rapprochement avec les différentes institutions européennes, y compris avec l’UEO jusqu’à ce que l’opinion publique manifeste au début de 1995 sa réticence devant cette évolution, à son goût trop rapide. Le 2 mai 1995, le remplacement de M. Mock par M. Schlüssel au ministère des Affaires étrangères a symbolisé ce coup d’arrêt.
Une neutralité devenue formelle
Sept ans après la chute du mur de Berlin, la politique étrangère de ces pays a notablement évolué. Pendant la guerre contre l’Irak, ils ont abandonné l’impartialité en suivant le parti décidé par le Conseil de sécurité de l’Onu. L’Autriche a ainsi mis son territoire à la disposition de la coalition anti-irakienne et le chef de la mission de l’Onu chargée de vérifier le désarmement de l’Irak, Rolf Ekeus, est suédois.
Depuis le début des combats en Bosnie-Herzégovine, les gouvernements de Vienne, Stockholm et Helsinki ne se sont pas cantonnés dans l’attitude d’observateur des neutres traditionnels. La Suède et la Finlande fournissent chacune un bataillon d’infanterie à la force de mise en œuvre des accords de Dayton. L’Autriche a apporté un soutien logistique, a laissé les convois ferroviaires de la force transiter par son réseau et a donné l’autorisation à l’Otan d’utiliser son espace aérien pour faire évoluer les Awacs.
Dans ces deux cas, les pays concernés pouvaient-ils se réfugier derrière leur neutralité ? Une abstention dans la lutte contre des manquements au droit international aurait implicitement signifié l’acceptation de ces infractions. Il en va de même pour d’autres risques qui ignorent les bases juridiques et politiques sur lesquelles se fonde la neutralité. La seule action qui vaille contre, par exemple, la criminalité transnationale ou les risques écologiques est internationale. Il n’y a pas d’alternative entre l’acceptation et le refus collectif. La spécificité des risques contemporains justifie donc l’insertion ponctuelle dans la communauté internationale. Il est vrai que la multiplication de ces situations peut donner le sentiment que la distinction entre les États neutres et les autres est en train de s’estomper. On en viendrait alors à constater une pratique internationale quasi banalisée qui ne rappellerait plus qu’épisodiquement la neutralité de 1907.
Finalement, ce qui signale le statut particulier de ces trois pays est l’absence de perspective d’adhésion à l’Otan autant d’ailleurs du fait des réticences des opinions publiques que des risques éventuels de rétorsion de la part de Moscou. Encore faudrait-il noter que cette non-adhésion est assez formelle, car l’Autriche comme la Suède et la Finlande ont adhéré au Conseil de coopération nord-atlantique et au Partenariat pour la paix, formes dégradées de l’Otan offertes aux pays de l’ancien pacte de Varsovie et acceptées par Moscou.
Une difficile convergence européenne
Il reste que leur entrée dans le concert de la sécurité européenne va demander à ces trois pays des efforts et des sacrifices.
Grâce à l’exercice « d’harmonisation », les signataires du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) s’attachent à moderniser ce document de 1990 pour en faire l’instrument régulateur des relations militaires européennes. Les forces armées d’Autriche, de Suède et de Finlande ne sont pas concernées par les limitations FCE car ces pays, neutres ou non alignés en 1990, n’ont pas pu signer le traité. Toutefois, afin de faire du FCE un instrument véritablement européen, les signataires attendent de ces trois pays qu’ils participent à l’harmonisation, ce qu’ils sont réticents à envisager au nom de la prééminence de la situation locale sur l’intérêt collectif, donc de la nécessité de conserver une défense indépendante.
En tant que membres de l’Union européenne, Vienne, Stockholm et Helsinki participent de plein droit à la Conférence intergouvernementale qui étudiera notamment les nouvelles relations entre l’UE et l’UEO qui pourraient aller jusqu’à la fusion. Or les trois pays ne sont qu’observateurs de l’UEO. Du fait de cette divergence de statuts, l’Europe court donc le risque d’une politique de sécurité à deux vitesses, à moins que la position d’observateur évolue et que ces pays deviennent membres de plein exercice de l’UEO, rognant encore un peu plus l’aspect formel de leur neutralité.
Il conviendra également de s’interroger sur l’apport des trois neutres à la réflexion sur un concept de défense européen. Pour les États de plein exercice, en effet, les forces armées sont, avec des nuances, un moyen de la politique étrangère et de la diplomatie. Les armées sont mises en œuvre par les gouvernements qui n’hésitent pas à les utiliser pour atteindre des objectifs politiques. Pour les neutres au contraire, l’entretien d’un appareil militaire est une nécessité fonctionnelle que l’on n’envisage pas d’activer à des fins diplomatiques ou politiques. Dans cette perspective, l’Autriche, la Suède et la Finlande accepteront-elles, sinon de voter, au moins de participer à l’application militaire de décisions politiques de l’Union européenne ?
Un concept actualisé
En même temps que ces trois pays réfléchissent à leur sortie de neutralité, l’idée est reprise, et éventuellement actualisée sous le nom de non-alignement, par les opinions publiques d’un certain nombre d’États de l’Europe centrale. Leurs gouvernements n’acceptent pas d’évoquer publiquement la position neutraliste. L’entrée dans l’Otan est leur credo et rien ne saurait les en faire dévier. Il n’en demeure pas moins que certains d’entre eux ne feront pas l’économie d’une réflexion de fond sur ce thème.
Le ministre estonien des Affaires étrangères, M. Kallas, a accordé le 30 novembre dernier un entretien au journal finlandais en langue suédoise Hufstadbladet. Il y évoque explicitement le non-alignement comme solution pour son pays. Il n’est pas sans intérêt de constater que cette opinion a été émise en dehors de l’Estonie et par le biais d’un quotidien d’un pays neutre.
En Slovaquie, la neutralité est régulièrement évoquée, notamment aux deux extrémités de l’éventail politique. M. Slota, président du SNS, parti de la coalition au pouvoir, s’est prononcé en octobre dernier pour la neutralité. À la même époque, M. Luptak, du ZRS, a renouvelé depuis Moscou son soutien à la neutralité, qu’il avait déjà déclaré au début de 1995.
En Bulgarie, la neutralité est aussi étudiée de près. Un « congrès pour la neutralité », dont l’action est cautionnée par un nombre important d’intellectuels, s’est réuni à Plovdiv en mars dernier. Il existe également un « comité bulgare pour la neutralité », qui fait pression afin que cette option soit prise en considération par le gouvernement de Sofia au moment des choix pour la sécurité de la Bulgarie.
La neutralité n’est donc pas, en Europe centrale, une pure hypothèse de travail. Ces trois exemples montrent que sa perspective se développe indépendamment de la situation politique et géographique du pays concerné. En Pologne, en République tchèque ou en Hongrie, cette tendance existe aussi dans l’opinion publique. Toutefois, les sondages récents disponibles n’offrent pas cette position aux sondés. Il est donc difficile de chiffrer le pourcentage de la population qui ne souhaite ni que la sécurité de son pays soit assurée prioritairement par l’adhésion à une alliance militaire, ni tourner le dos à l’ancienne puissance tutélaire.
Pour la Russie, l’idée n’est ni nouvelle ni enterrée. Alors qu’il ne pouvait encore être question de dissoudre le pacte de Varsovie, l’Union soviétique a lancé le débat sur la neutralité en Europe centrale par un discours de M. Gorbatchev à l’Onu en décembre 1988. Les événements ultérieurs ont fait oublier ce point de vue qui contenait déjà des indications intéressantes sur l’approche par Moscou de sa sécurité en Europe. L’orientation générale en a d’ailleurs été reprise par le vice-ministre russe de la Défense à la Wehrkunde de mars 1996 : M. Kokochin y a évoqué la création d’une zone neutre en Europe centrale.
Finalement, la question est moins celle du choix d’un statut juridique que la détermination d’une position par rapport à la communauté internationale et aux problèmes de l’heure. Quels que soient les désirs des gouvernements, la hiérarchie des priorités de l’opinion publique constitue, en tout état de cause, la condition de leur autonomie. ♦