Asie - Nouvelle donne stratégique en Asie
La visite du président Clinton en Corée du Sud et au Japon, dans la foulée de la tension dans le détroit de Formose, a signifié un retour en force des États-Unis dans la région, concrétisé par le nouvel accord de sécurité sino-japonais. Les Chinois, qui se sentent visés par cet accord, ont profité de la visite du président Eltsine pour signer un accord équivalent avec la Russie ; mais la Chine, et encore moins le président russe, ne sont en position de lancer une nouvelle guerre froide dans la région.
Depuis le retrait du Vietnam en avril 1975, on avait assisté à un lent désengagement américain en Asie. L’année suivante, les forces américaines fermaient toutes leurs bases en Thaïlande et, en 1977, le président Carter prévoyait qu’elles se retirent de Corée du Sud dans un délai de cinq ans. En 1990, le secrétaire à la Défense Richard Cheney annonçait une réduction progressive de 10 % par an de la présence militaire américaine en Asie qui totalisait alors 135 000 hommes. La fermeture des bases de Subic Bay et de Clark, aux Philippines, en 1992, après un siècle de présence, a été le plus grand coup porté à l’engagement stratégique des États-Unis dans la région. Quand, en 1994, le secrétaire à la Défense avait rejeté la possibilité, pour les Américains, de se battre sur deux fronts, théorie vite abandonnée, certains pays, comme la Corée du Sud, avaient interprété cette déclaration comme une décision d’un désengagement total en Asie. Les trois premières années de la présidence Clinton ont été celles des affrontements économiques avec la Chine et le Japon, tandis que la fermeté annoncée sur la question des droits de l’homme et sur celle de la prolifération des armements s’est effilochée au fil des incidents et des crises : Chine, Pakistan, Corée du Nord… Au Japon, la présence militaire américaine a été de plus en plus contestée, tandis que la Chine se faisait plus pressante en mer de Chine méridionale et menaçante dans le détroit de Formose. En avril 1996, la Corée du Nord a déclaré caduc le traité du 23 juillet 1953 et a commencé une série d’incursions dans la zone démilitarisée.
Pour Clinton, il fallait donc réagir, d’autant plus que son concurrent républicain Bob Dole a mis résolument l’Asie au cœur de son programme de politique étrangère. La crise déclenchée par les manœuvres d’intimidation militaire contre Taiwan a provoqué la première réaction américaine. L’envoi de deux porte-avions dans la région ne présentait pas un risque réel. Tous les responsables savaient que la Chine n’avait pas eu l’intention d’envahir l’île. Par contre, pour la première fois depuis les années 60, les États-Unis manifestaient ouvertement qu’ils ne resteraient pas les bras croisés en cas de tentative d’invasion de Taiwan. Jusqu’où pourrait aller l’engagement américain ? Même Bob Dole reste assez évasif. Il préconise un « programme de défense de la démocratie dans le Pacifique » qui inclurait Taiwan dans un vaste programme de missiles antimissiles comprenant le Japon et la Corée du Sud ; mais pour la défense de l’île en cas d’attaque chinoise, il ne va guère plus loin que de promettre la fourniture de sous-marins et d’armes ultra-modernes. Tokyo et Séoul trouveraient sans doute trop provocant pour Pékin tout pacte de sécurité régionale incluant Taipeh.
Le voyage de Clinton en Corée du Sud et au Japon, en avril 1996, a été l’occasion de réaffirmer la volonté américaine de maintenir et de renforcer la présence stratégique des États-Unis dans la région. À Séoul, le 16 avril, Clinton a fait comprendre à Pyongyang qu’il n’était pas dans ses intentions de céder à ses nouvelles exigences d’un dialogue direct qui tiendrait Séoul à l’écart. En réponse aux nouvelles provocations de la Corée du Nord, il répondit par une proposition de réunion à quatre, c’est-à-dire les deux Corées, les États-Unis et la Chine. Yoo Chong-ha, conseiller du président Kim Young-sam pour les affaires de sécurité, a immédiatement précisé que le Japon et la Russie soutenaient cette idée, mais Moscou aurait exprimé le désir d’y participer d’une façon ou d’une autre. Cette proposition a eu pour effet, non seulement de réaffirmer la solidarité entre Séoul et Washington, mais également d’envenimer un peu plus les relations entre Pékin et Pyongyang. Alors que la Corée du Nord rejetait immédiatement l’offre américaine, Pékin se montrait favorable et affirmait qu’en l’absence d’un règlement l’accord de 1953 devait être maintenu.
Après sa brève visite en Corée, le président américain s’est rendu à Tokyo où il a signé, le 17 avril, avec le Premier ministre Ryutaro Hashimoto, une « alliance pour le XXIe siècle » qui renforce la coopération entre les deux pays dans le domaine de la sécurité. Clinton a réaffirmé la volonté de son pays de conserver une présence militaire de 100 000 hommes dans la région, dont le maintien des 47 000 militaires au Japon. Ce dernier point a son importance, car après les manifestations contre la présence américaine dans ce pays, particulièrement à Okinawa, une décision était attendue. Clinton a proposé la fermeture de treize sites, soit 20 % des terrains mis à disposition à Okinawa, et le redéploiement des forces qui garderaient le même volume. Ce qui est nouveau dans l’accord, c’est que les États-Unis et le Japon sont convenus de revoir les lignes directrices fixées en 1978 pour la coopération de sécurité en l’élargissant aux situations qui, dans la région, pourraient avoir une influence importante pour le Japon. Il ne s’agit donc plus de préserver seulement l’intégrité territoriale de l’archipel. Par ailleurs, Tokyo s’engage à apporter son assistance logistique aux forces américaines qui seraient engagées dans la région. On est loin du traité de 1960 qui ne fixait que les obligations des États-Unis pour la sécurité du pays. Après la perte des bases aux Philippines et, bientôt, la fin des facilités portuaires offertes à Hong Kong, le Japon est devenu la seule tête de pont possible en cas d’engagement militaire américain dans la région.
Malgré les tensions récentes en Asie du Nord-Est, il serait faux de voir dans l’alliance pour le XXIe siècle une réponse directe à ces événements. L’accord entre les États-Unis et le Japon concernant la sécurité était la pierre angulaire des relations entre les deux pays. Cependant, la fin de la guerre froide et les frictions périodiques sur les questions de commerce avaient beaucoup fragilisé cette alliance qui faisait depuis deux ans l’objet de nombreuses études. En février 1995, le département de la Défense avait déjà publié un rapport intitulé « Stratégie des États-Unis sur la sécurité dans la région d’Asie orientale et le Pacifique », qui préconisait une étroite coopération avec le Japon. En juin 1995, les États-Unis ont annoncé leur décision de protéger la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, puis, en septembre suivant, les deux ministères de la Défense ont signé un accord de coopération dans quatorze domaines, dont l’utilisation des installations logistiques. La nouvelle alliance aurait dû être annoncée en novembre 1995, date initiale du voyage de Clinton, repoussée après l’incident d’Okinawa (viol d’une adolescente par trois G.I.) qui a posé le problème de la réduction des effectifs américains dans cette partie de l’archipel.
La Chine, qui se sent directement visée par le nouvel accord, a vivement réagi. Le jour même de sa signature, avec une célérité inhabituelle, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères déclarait que ce texte risquait de déstabiliser la région et de compliquer les efforts pour y garantir la paix et la stabilité. Il a par ailleurs invité le Japon à « se montrer prudent à cet égard ». Quelques jours plus tard, la visite à Pékin de Boris Eltsine, du 24 au 26 avril, a été l’occasion, le 25, de la signature de quatorze textes visant à créer un « partenariat stratégique pour le XXIe siècle » qui, par sa formulation, veut donner l’impression d’une réponse à « l’alliance pour le XXIe siècle » signée entre les États-Unis et le Japon. Entre autres mesures, un « téléphone rouge » est établi entre Pékin et le Kremlin. En fait, beaucoup des mesures annoncées sont surtout économiques, comme la construction par la Russie d’une usine nucléaire dans le Liaoning. Le lendemain, les présidents de la RPC, de la Russie, du Kazakhstan, du Tadjikistan et du Kirghizistan ont signé, à Shanghai, un traité de sécurité régionale qui prévoit un certain nombre de mesures de confiance, comme la démilitarisation progressive d’une zone tampon de chaque côté des frontières, l’annonce réciproque des manœuvres et des contacts militaires de haut niveau. Ces deux événements ont été largement médiatisés par Pékin. Les accords signés ont été présentés comme un partenariat stratégique sur la base de l’égalité et de la confiance réciproque.
Les deux accords sont loin d’avoir la même portée. La visite du président russe n’est pas liée à celle de Clinton ; elle avait été fixée de longue date. Pour Eltsine, être reçu en grande pompe dans la dernière grande capitale du communisme est, dans sa campagne présidentielle, un argument contre les nationalistes et les communistes de son pays. Cependant, en quête d’un soutien appuyé des Américains et des Occidentaux, il ne pouvait guère suivre trop loin le président Jiang Zemin dans le sens d’une alliance stratégique. Par contre, le renforcement de la coopération militaire et l’accord sur les frontières rassurent Pékin. Comme le faisait remarquer un général chinois à la retraite, « nous n’avons plus besoin de regarder par-dessus notre épaule sans arrêt et nous pouvons nous concentrer sur nos affaires avec les États-Unis et Taiwan ». ♦