L’Atome rouge
Récemment, nous avons rendu compte dans cette revue du livre du général Henri Paris, l’expert bien connu en soviétologie militaire, dans lequel celui-ci exposait brillamment, à partir de sources originales, la stratégie soviétique pendant la guerre froide et jusqu’à la chute du Pacte de Varsovie (1). Dans son nouvel ouvrage, sous-titré « Le nucléaire soviétique et russe », notre auteur revient de façon beaucoup plus détaillée sur les aspects proprement nucléaires de la stratégie soviétique pendant la guerre froide, puis, toujours à partir de sources originales, prolonge son analyse jusqu’à l’époque contemporaine. Ainsi nous expose-t-il la place que la Russie attribue actuellement à l’arme nucléaire et les problèmes qui peuvent en résulter, ce qui répond à l’une de nos préoccupations les plus pressantes.
La rétrospective historique de L’atome rouge s’étend sur deux parties de l’ouvrage, qui traitent respectivement de la genèse et du développement de l’arme nucléaire soviétique, puis de son maniement pendant la guerre froide. À propos du développement, l’auteur, après avoir souligné la « propension doctrinale » du marxisme-léninisme à la « nécessité absolue » de maîtriser l’arme atomique, nous raconte comment les Soviétiques accédèrent de façon inattendue à sa possession dès 1949, puis, au prix d’un effort considérable, à la parité avec les États-Unis, « ennemi principal », dans les années soixante-dix. Il nous montre aussi que le missile fut toujours pour eux le « vecteur privilégié ».
Passant ensuite au « maniement de la foudre » ainsi maîtrisée, l’auteur décrit d’abord l’organisation du commandement et celle des forces nucléaires pendant la guerre froide. Au sommet, se situe le Conseil de défense, émanation à peine élargie du bureau politique, assisté par un organe de planification et de préparation de la décision, la Stavka – en russe ancien, la « tente du chef » –, dont l’appellation officielle est plus pompeusement « le grand quartier général du haut commandement supérieur ». L’organisation des forces nucléaires stratégiques comporte, quant à elle, une originalité avec la constitution de leur composante terrestre en armée autonome, sous l’appellation de « troupes de fusées stratégiques », qui témoigne ainsi de l’importance qui lui est attribuée en tant que seule capable d’un tir instantané et précis. Le même statut est aussi attribué à la « défense antiaérienne du pays », dont la responsabilité s’étend à la défense extra-atmosphérique. Enfin le mécanisme du feu nucléaire comporte lui aussi une originalité spécifique, dans la mesure où, visant à une réponse instantanée et massive conformément à la doctrine soviétique, on a cherché à l’automatiser au maximum, ce qui a pour conséquence que le président du Conseil de défense, par ailleurs secrétaire général du parti au temps de l’URSS, se réserve plutôt un droit de veto sur cette programmation automatique que celui de décider l’ouverture du feu. Il le conserve cependant pour l’emploi des armes nucléaires tactiques et « opératives », c’est-à-dire opérant dans la profondeur, lesquelles sont toutes réparties en dotation jusqu’à l’échelon division.
Vient ensuite le rappel, brillamment exposé, des « heurs et des malheurs » de la stratégie nucléaire soviétique ; mais seulement après que Henri Paris nous eut rappelé qu’elle n’avait jamais admis la réalité de la finalité dissuasive des doctrines occidentales, puisque pour elle la dissuasion, qui est appelée « intimidation par l’épouvante », n’est qu’un habillage de propagande visant à promouvoir une politique de position de force ; c’est donc l’obtention de la victoire par l’anéantissement des forces adverses qu’il faut préparer, c’est-à-dire l’emploi effectif des forces nucléaires, en cas d’une guerre qu’on déclare ne pas vouloir. Comme nous l’avons signalé dans notre présentation du précédent ouvrage de l’auteur, la mutation de cette doctrine a commencé à se manifester en 1985, lorsque le maréchal Ogarkov constata qu’il était « criminel de considérer une guerre thermonucléaire comme un moyen rationnel de la continuation de la politique », et elle ne fut officialisée qu’en 1987, lorsque, dans la ligne de la « nouvelle pensée politique » de Gorbatchev, un texte adopté par le Comité politique consultatif du Pacte de Varsovie précisera que sa stratégie « a pour but d’éviter la guerre » et non plus de vaincre. À cette occasion, l’Union soviétique renouvela l’engagement qu’elle avait pris en 1982, alors considéré comme destiné à la propagande, de ne pas utiliser « en premier » l’arme nucléaire. Ainsi, lorsque le 25 décembre 1991 le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau fut amené au Kremlin, Boris Eltsine hérita d’un concept nucléaire devenu franchement défensif.
Qu’en est-il advenu depuis de ce concept et comment se présente l’avenir du nucléaire russe ? tel est alors l’objet de la troisième partie de l’ouvrage. L’auteur nous décrit d’abord avec pittoresque la passation des pouvoirs nucléaires entre Gorbatchev et Eltsine, lequel se posa immédiatement en héritier du patrimoine international de l’URSS, ce qui souleva le double problème de la dévolution des systèmes stratégiques implantés sur les territoires de la Biélorussie, de l’Ukraine et du Kazakhstan devenus républiques indépendantes, et d’autre part celui des armes nucléaires tactiques et opératives dont étaient dotées toutes les grandes unités, stationnées pour un grand nombre sur les territoires de républiques devenues elles aussi indépendantes ; et cela face à la décomposition sociopolitique et à la dislocation socio-économique de ce qui avait été l’Union soviétique. L’auteur nous relate alors comment s’est opéré l’éclatement de cet arsenal nucléaire, passant un peu rapidement, pensons-nous, sur la dévolution des armes tactiques et opératives, puisqu’il apparaît qu’on n’en connaissait pas le nombre et cela à plusieurs milliers de têtes près, non plus que la répartition.
Notre auteur va ensuite analyser la politique de désarmement nucléaire de la Russie – laquelle vise désormais à la « suffisance raisonnable », mais à parité avec les États-Unis –, les problèmes que souleva la conversion de ses industries nucléaires à des fins civiles, et ensuite plus longuement, comme l’y incite l’actualité, son comportement vis-à-vis de la menace de prolifération, au sujet de laquelle avait existé depuis longtemps, remarque-t-il très justement, une certaine connivence américano-soviétique. À ce propos, il note aussi que l’acharnement des Russes à militer pour l’interdiction des essais nucléaires répond à deux finalités : empêcher la mise au point des charges à capacité variable ou ultra-miniaturisées pour objectifs ponctuels, et faire obstacle à la mise au point d’armes de « troisième génération », c’est-à-dire générant une puissante impulsion électromagnétique. L’auteur expose ensuite ses idées sur la situation actuelle de la prolifération nucléaire dans le monde, qui sont plus pessimistes que les nôtres, et sur celle de la fraude russe à la non-prolifération, qui nous paraissent aussi plus sinistres que ne le justifie ce qu’on a constaté jusqu’à présent, mais dont les virtualités sont effectivement, nous en sommes pleinement d’accord, fort inquiétantes. Quant à la coopération avec l’Occident à ce sujet, notre auteur s’est étonné que les Russes l’aient acceptée étant donné la perte de souveraineté qu’elle comportait, mais cette observation est maintenant dépassée, puisque, au moment où nous écrivons ces lignes, nous apprenons qu’ils y ont mis fin unilatéralement.
Avant de conclure son ouvrage par la constatation : « Pour la Russie l’atome militaire est devenu maintenant l’ultime recours », le général Paris analyse encore la perception qu’ont actuellement les Russes de la menace que constituent pour eux les projets d’extension de l’Otan, d’autant que, au moment de l’effondrement de l’Union soviétique, ils avaient mis leurs espoirs dans la sécurité collective sous l’égide de l’Onu. « Les Russes », souligne-t-il, « tous les Russes, gouvernement et opinion publique, ont le sentiment d’avoir été trompés », car ils escomptaient la disparition des blocs et par suite celle du Pacte Atlantique comme celui du Pacte de Varsovie. Il prévoit des risques majeurs, en cas d’installation de bases Otan dans les pays qui ont appartenu à ce dernier, sujet sur lequel nous serions portés à le suivre, sans y voir pour autant un complot américano-allemand, comme il aurait tendance à le laisser penser.
Pour finir cette trop rapide présentation d’un ouvrage foisonnant d’idées originales, et d’autant plus passionnant qu’il est souvent passionné dans ses approches, mais en restant toujours solidement argumenté, retenons quelques-unes de ses conclusions parmi celles qui répondent le plus à nos préoccupations : « À la différence totale des Occidentaux, les Soviétiques, et pas plus les Russes, n’ont sacralisé l’atome. Ils n’en ont pas fait une arme politique »… « Pour eux, l’arme nucléaire est un moyen »… « Leur optique, héritée de celle des Soviétiques, persiste dans la vision d’une banalisation de l’arme nucléaire »… « L’appareil militaire, dont le fleuron est l’arme nucléaire, finalement, est le seul succès du régime marxiste-léniniste »… « Ce qu’il va en devenir, dépend, pour une très large part, de l’avenir que se donnera la Russie… dont le problème majeur est de rétablir l’État »… « Malgré sa désorganisation, malgré sa démoralisation, l’institution militaire russe est celle qui a conservé le plus d’homogénéité »… « L’armée russe n’est pas apolitique et ne fait pas profession de l’être comme les armées occidentales »… « Elle n’a jamais décidé de prendre le pouvoir pour elle-même »… mais « elle peut se mettre au service d’une politique »… « Alors que la Russie aspire à une remise en ordre, l’armée russe est désormais une force politique disponible »… « L’atome rouge a transcendé l’URSS de Staline et de Brejnev, comme il transcende la Russie d’Eltsine ».
Pour terminer, cette conclusion des conclusions, passablement inquiétante : « L’atome rouge a encore de beaux jours devant lui ! ». Merci, général Paris, pour cet avertissement salutaire, et bravo pour la brillante démonstration qui l’a précédé. ♦
(1) Henri Paris : Stratégie soviétique et chute du Pacte de Varsovie ; Publications de la Sorbonne ; Défense Nationale, février 1996.