La volonté d’impuissance
C’est un livre de philosophie politique sur notre monde contemporain que nous présente aujourd’hui Pascal Boniface, après beaucoup d’ouvrages qui ont traité souvent de « La bombe », mais aussi de l’ensemble des relations internationales et stratégiques.
Ce monde est-il devenu « illisible » ? telle est la question à laquelle notre auteur se propose d’apporter sa réponse personnelle, après avoir constaté les contradictions qui s’y multiplient : disparition de « la menace », mais multiplication des conflits ; dynamique de désarmement, mais hantise de « la prolifération » ; superpuissance américaine, mais « multipolarisation » ; « mondialisation », mais retour en force des particularismes ; crise de l’État nation, mais montée des nationalismes ; regroupements régionaux, mais déchaînement des « micro-identités » ; multiplication étatique, mais déclin de l’État comme acteur des relations internationales ; générosité humanitaire, mais égoïsme sacré, etc. Sa réponse, précise-t-il, il va s’efforcer de la donner sans tomber dans la « trahison des clercs », celle qui consiste, pour justifier ses engagements, à schématiser les réalités au lieu de les dépeindre dans leur complexité.
Aussi Pascal Boniface va-t-il commencer par dénoncer, dans un premier chapitre, ce qu’il appelle la « disneylisation » des relations internationales, c’est-à-dire la propension croissante à les caricaturer, en désignant a priori « les bons » et les « méchants », ce qui est « moral » et ce qui n’est que Realpolitik, et l’irresponsabilité qui résulte de cette « indignation sélective » et de cette exaltation du « stratégiquement correct ». Il poursuit alors en émettant des jugements très pertinents sur les méfaits de l’excessive médiatisation des relations internationales, où trop souvent la surinformation et l’émotionnel masquent la sous-information. Il en résulte, ajoute-t-il, que « l’indignation est souvent le corollaire de l’impuissance à modifier le cours des choses. Elle permet même de s’en accommoder, tout en conservant une bonne conscience ».
Ces jugements courageux sont confrontés plus loin à la conjoncture internationale, dans deux chapitres intitulés respectivement : « Le temps des sécessions » et « L’helvétisation du monde ». Le premier prend évidemment en exemple ce qui s’est passé pendant les dissolutions de l’Union soviétique et de la Yougoslavie, pour constater les effets pervers de ces deux principes « sacro-saints » mais contradictoires, celui du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et de « l’intégrité territoriale des États ». Notre auteur va plus loin dans ses analyses lorsqu’il souligne la nouvelle course des États à la petite taille pour atteindre une plus grande richesse, en se débarrassant de leurs parties pauvres ; « Fini, note-t-il, le temps des conquêtes, voici celui des délestages ». Quant à « l’helvétisation » de notre monde, elle résulte du constat, qu’il estime pouvoir faire un peu partout, que la puissance internationale au sens classique ne serait plus généralement désirée, depuis qu’elle a été « un poison mortel » pour l’URSS et qu’elle paraît être devenue « un fardeau encombrant » pour les États-Unis.
Avant d’en arriver aux conclusions que tire l’auteur de ses réflexions, il convient de nous arrêter sur les deux chapitres de son livre qui traitent respectivement de « L’avenir de la guerre » et de « L’avenir du nucléaire », puisqu’il s’agit de préoccupations sans doute plus immédiates pour nos lecteurs. Concernant le premier, faut-il proclamer, comme on le fait souvent : « La guerre est morte, vive les crises » ? En fait, estime Pascal Boniface, ce n’est pas le risque qui a succédé à la menace, car c’est bien la guerre qui est apparue un peu partout ; mais celle-ci « n’est plus considérée comme normale par les États respectables ». Il analyse alors la portée des slogans à la mode que sont « la technologie contre la guerre » et « la démocratie contre la guerre ». Il aborde ensuite un sujet plus fondamental, celui de la menace venant du Sud, et pour parler clair, venant plus particulièrement de l’islam, qu’il considère, on le savait déjà, comme un « fantasme ». Son principal argument est ici que, même réduit aux pays islamiques, « le Sud est beaucoup moins homogène qu’on voudrait nous le faire croire ». Un autre de ses arguments est que la menace venant du Sud « s’apparente à une prophétie autoréalisatrice », puisque, à désigner un adversaire, on contribuerait à le créer (1). Enfin, il se déclare assuré de la suprématie militaire et technologique de l’Occident, en toutes circonstances. Notre auteur récuse donc fermement, on le savait aussi, les dangers qui pourraient résulter d’un « choc de civilisations », pour ne retenir que ceux, plus limités, qui proviennent des « conflits identitaires », si bien analysés par François Thual, dans un livre que nous avons présenté dans cette revue (2).
Qu’en est-il de ces idées généreuses lorsqu’on les confronte aux menaces (risques ?) qui pourraient résulter pour nous de la prolifération nucléaire (et balistique, ajoute à juste titre notre auteur) et à la protection que devrait alors nous apporter la dissuasion. Pascal Boniface admet que des États – parmi lesquels il cite la Corée du Nord, l’Irak, l’Iran, la Libye et même l’Algérie –, « s’attachant à contester avec véhémence la suprématie occidentale », « rêvent » de se doter de l’arme atomique, fût-elle unique et même rudimentaire. Il constate qu’un scénario « encore plus catastrophique » serait que ce type d’armement tombe aux mains d’un mouvement clandestin terroriste. Toutefois, après avoir analysé ces éventualités, il conclut qu’elles constituent « un danger réel mais exagéré », opinion qui est aussi la nôtre. Nous le suivons également lorsqu’il déclare que le principal risque auquel nous sommes confrontés est celui de la « sanctuarisation agressive » des « États parias et rebelles », et qu’un danger réel peut peser alors sur leurs voisins non nucléaires ; mais il dénie qu’ils puissent utiliser ces armes contre des pays nucléaires, avec l’argument que cela ne pourrait qu’aboutir à leur propre destruction. Nous voilà ainsi ramené au problème qui, personnellement, nous hante : la dissuasion est-elle vraiment exportable ? Ou plus philosophiquement, puisque ce livre veut se situer à ce niveau : la rationalité cartésienne est-elle universelle ? Ce doute que nous nous permettons ne devrait plus maintenant susciter de polémiques entre nous, car il est proclamé désormais, officiellement, que notre appareil de dissuasion s’en tiendra bien à sa mission fondatrice : la protection de notre intégrité territoriale et de nos intérêts vitaux, par la menace de « représailles épouvantables ».
Nous voilà donc désormais nombreux à pouvoir converser sur ces sujets dans ce climat de consensus que beaucoup de pays nous enviaient, mais qui fut perturbé un moment par la polémique qui a entouré la reprise des essais nucléaires. Pascal Boniface et François Thual, quoiqu’en désaccord sur ce sujet précis, avaient eu alors le courage de réagir en commun par un appel pour sa « refondation ». Cependant, l’optimisme qui pourrait en résulter pour l’avenir est tempéré par le pessimisme d’ensemble dont témoigne ce livre, et que son titre – La volonté d’impuissance – avait d’ailleurs à l’avance proclamé, en même temps que son sous-titre en explicitait les conséquences : « La fin des ambitions internationales et stratégiques », en l’assortissant, il est vrai, d’un point d’interrogation. Se pose alors la question bien connue : le pessimisme de l’intelligence peut-il encore être surmonté à notre époque par l’optimisme de la volonté ? Personnellement, nous voulons le croire, et l’ouvrage de Pascal Boniface peut en fait y aider par son diagnostic, sévère mais juste, des périls intellectuels qui nous guettent. Puissions-nous donc faire un bon usage de ses avertissements, à la veille d’essayer à nouveau d’entreprendre la construction de cette Europe qui, dotée d’une politique étrangère et de défense commune, pourrait alors devenir une puissance mondiale, et contribuer ainsi à l’équilibre et à la prospérité de notre planète, si mal en point apparemment. Comme l’avait si bien perçu Camus, « il faut du réalisme dans toute morale, et il faut aussi une part de morale dans tout réalisme ! ». ♦
(1) NDLR. Cette thèse avait été défendue par l’auteur dans un article que nous avions publié en novembre 1994 sous la rubrique « Libre opinion », car elle est fort discutable.
(2) François Thual : Les conflits identitaires ; Ellipse, 1995 ; Défense Nationale, août-septembre 1995.