Défense dans le monde - La lutte pour le pouvoir en Russie
En juin dernier, à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle où il avait obtenu 15 % des suffrages, devenant ainsi l’arbitre de la situation, le général Lebed passait un accord avec le président Eltsine. En échange de son appui au second tour, il obtenait le poste de secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie et celui de conseiller du président pour les affaires de sécurité. Depuis cette date, une lutte feutrée se déroule entre les différents clans au pouvoir à Moscou, l’objectif étant visiblement de barrer la route à celui qu’on a qualifié de nouvel homme fort de la Russie. Paradoxalement, c’est peut-être la création du Conseil de défense, organe chargé de mettre en application les décisions militaires stratégiques décidées par le président, qui va en partie neutraliser les avantages obtenus par Lebed grâce au décret présidentiel du 10 juillet portant sur la réforme du Conseil de sécurité.
L’offensive de Lebed sur le conseil de sécurité
Créé le 25 décembre 1991 par le président Eltsine et approuvé quelques mois plus tard par le Parlement, le Conseil de sécurité est un organe consultatif chargé d’examiner toutes les questions stratégiques concernant la sécurité de la Fédération, y compris les questions économiques ou celles de corruption et de criminalité organisée.
Sa composition a varié avec le temps. Il comprend tout d’abord des membres permanents : cinq à l’origine, puis huit et actuellement, d’après le décret présidentiel du 31 juillet 1996, six (le président, le Premier ministre, le secrétaire du Conseil, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, et le directeur du service de sécurité). Les membres de droit sont au nombre de neuf (ministres de l’Intérieur, des Industries de défense, de la Justice, de l’Énergie atomique, des Situations exceptionnelles, des Finances et les directeurs du service des gardes-frontières, du service de renseignement extérieur, et du service fédéral de protection). Enfin, en fonction des questions à l’ordre du jour, le président de la Fédération peut inviter des personnalités extérieures à donner leur avis.
Lorsqu’il est nommé secrétaire du Conseil le 18 juin, le général Lebed a bien l’intention de transformer celui-ci en un organe de décision. Il souhaite pouvoir intervenir dans tous les domaines de la sécurité (réforme des armées certes, mais aussi lutte contre la criminalité et la corruption, nomination des principaux responsables de la sécurité, coordination et coopération des principaux ministères de force). Le décret présidentiel du 10 juillet 1996 semblait donner en partie satisfaction à l’ancien chef de la XIVe armée, puisque le Conseil de sécurité était chargé d’une part de définir les intérêts vitaux du pays et les axes principaux de la sécurité nationale, d’autre part de contrôler la stricte application des décisions du chef de l’État par les administrations. Sans devenir pour autant un organe de décision, le Conseil voyait donc ses pouvoirs étendus, mais il devenait clair également qu’on créait ainsi un risque d’empiétement sur le domaine de l’exécutif.
Lebed, qui n’était sans doute pas complètement satisfait, tente alors de créer au sein du Conseil un comité militaire qui aurait été présidé par lui-même et responsable devant le seul président. Un projet de loi est présenté devant la Douma, vraisemblablement par le général Rokhlin, président de la commission défense. Selon le texte du projet, la mission principale de ce comité était de contrôler les activités et l’état de préparation au combat des forces armées, mais aussi des autres formations militaires (intérieur, services de renseignement et de protection). Il devait également examiner et soumettre à l’approbation du président toutes les promotions et nominations des principaux responsables des ministères de force.
La contre-attaque et la création d’un conseil de défense
La volonté de Lebed de créer un organisme puissant et omnipotent ne pouvait que susciter les appréhensions de ses rivaux politiques, que ce soit au sein de l’administration présidentielle ou parmi les membres du gouvernement. La riposte n’allait pas tarder : le 25 juillet, alors même que le projet de loi sur le comité militaire était examiné par l’Assemblée parlementaire, paraissait un décret présidentiel créant un Conseil de défense. Certes, les deux organismes sont complémentaires : le Conseil de défense est chargé de mettre en œuvre les décisions militaires stratégiques et de contrôler la réforme militaire. C’est donc un organisme plus technique que le premier. Bien entendu, il n’a pas non plus de pouvoir de décision. Théoriquement, il est subordonné au Conseil de sécurité, mais la lecture des textes du décret laisse apparaître qu’il peut en référer directement au président sans passer par son autorité de tutelle.
En outre, la composition de ce Conseil, très proche certes de celle du Conseil de sécurité puisque, outre le président et le Premier ministre, on y retrouve la plupart des représentants des ministères de force, montre de toute évidence que Lebed n’en est pas le personnage principal et que ses adversaires potentiels, notamment le Premier ministre M. Tchernomyrdine, ont marqué des points. En effet, le secrétaire de ce nouveau Conseil n’est autre que Iouri Batourine, prédécesseur de Lebed au poste de conseiller du président pour les affaires de sécurité, et qui avait été chargé des mêmes fonctions auprès du Premier ministre. Batourine est également l’homme qui avait tenté en 1994 de reconstituer l’ex-KGB en réunissant les différents services de renseignement sous la férule du président Eltsine. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que Batourine avait été désigné en 1994 pour présider une commission chargée de suivre les nominations aux postes de responsabilité dans les forces armées, ainsi que les promotions dans les grades supérieurs et les grades spéciaux. Le nouveau secrétaire du Conseil de défense cherchera sans doute à conserver un droit de regard dans ce domaine, très important pour l’avenir de la réforme dans les forces armées et que Lebed entendait bien se réserver. Le secrétariat dispose d’une administration de 53 personnes, donc sans doute plus importante que celle du Conseil de sécurité.
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On peut donc raisonnablement penser que la création du Conseil de défense vise à neutraliser partiellement le général Lebed qui pourrait bien très rapidement devoir se contenter de gérer les dossiers les plus explosifs (notamment ceux concernant la corruption et la criminalité) avec des risques, non négligeables, d’échec. Cette opération n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui avait permis de neutraliser en 1992 le vice-président Routskoi à qui avait été confié notamment le dossier de la réforme agraire. Reste à savoir au profit de qui s’effectue cette neutralisation. Est-elle l’œuvre du seul président Eltsine qui a toujours su écarter les hommes qui auraient pu lui porter ombrage (on peut se rappeler le limogeage en 1993 du premier titulaire du poste de secrétaire du Conseil de sécurité, Iouri Skokov) ? L’état de santé du président et sa relative absence de la scène politique au cours des dernières semaines peuvent laisser sceptique. Faut-il alors y voir la griffe du Premier ministre et du complexe gazier qui est derrière lui ? ou encore l’action d’autres groupes financiers qui entendent bien recevoir les dividendes de leur soutien pendant la période électorale ? Il est encore trop tôt pour le dire et les prochains mois pourraient être encore fertiles en rebondissements. ♦