Défense dans le monde - Les mobiles de le prolifération des armes de destruction massive
L’accroissement de la demande d’armes de destruction massive (ADM) de la part de puissances régionales, dans un contexte affiché de détente des rapports entre les superpuissances mondiales, est l’un des phénomènes les plus marquants de l’après-guerre du Golfe.
Cette démarche d’autonomie complète — on se passe de l’appel, en dernier recours, à d’autres puissances ou groupe de superpuissances —, qui inquiète manifestement l’Organisation des Nations unies, conduit à s’interroger sur les motivations de cette forme de prolifération et sur son ampleur. Nous reviendrons d’abord sur quelques notions élémentaires liées à la prolifération, qui nous permettront de mieux comprendre les logiques spécifiques et leur articulation — que nous développerons — qui concourent à la dotation d’ADM.
Les règles de la prolifération
Nous examinerons tout d’abord la notion d’arme de destruction massive, puis nous reviendrons sur celle de la prolifération.
La notion d’arme de destruction massive
Appelée aussi risque NBC — pour nucléaire, bactériologique, chimique — l’arme de destruction massive peut être utilisée dans deux tactiques.
Soit il s’agit de la solution ultime d’un pays acculé qui n’a d’autre choix qu’entre la reddition ou l’élimination finale : en effet, dans ce deuxième cas, l’emploi d’une ADM en entraîne une autre, dans un contexte d’équilibre des forces, ce qui conduit inévitablement à la destruction des deux nations. Soit il s’agit d’une phase dans la tactique de guerre éclair, qui permettrait d’anéantir toute velléité de résistance en marquant l’avantage dès le début du conflit : cette stratégie pourrait être surtout développée dans un contexte de déséquilibre des forces. Jusqu’à ce jour réservée de fait aux superpuissances plus pour des raisons de dissuasion que de détermination, l’ADM est actuellement l’objet de toutes les convoitises de la part de puissances régionales qui souhaitent soit renforcer leur suprématie, soit rétablir un équilibre perdu.
La notion de prolifération (1)
L’expression de prolifération des ADM recouvre des notions différentes tout en étant complémentaires : d’une part, l’exportation ou la diffusion, généralement contraires aux règles nationales et internationales en vigueur, par un pays ou une entreprise, d’équipements, de technologies, de matières ou de savoir-faire liés à la fabrication d’armes nucléaires, biologiques, chimiques ou de missiles, notamment balistiques (pays proliférateurs) ; d’autre part, l’effort conduit par un État pour rechercher, développer et produire de telles armes, entrepris le plus souvent clandestinement (pays proliférants). Suivant cette logique, la communauté mondiale peut donc être classée en deux grandes catégories, qui combinent leur potentiel industriel et le degré de leur volonté à faire proliférer des ADM.
Un premier groupe de pays se distingue par son absence de capacités à maîtriser la technologie ADM, sans espoir d’évolution rapide. Soit le pays ignorera cette technologie, soit il voudra s’en doter, officiellement ou officieusement, et importera dans ce cas matériels et matière grise à grands frais. Le premier pays sera non proliférant, le deuxième sera proliférant.
Un deuxième groupe dispose de la technologie suffisante pour produire des ADM. Ou bien le pays l’utilise pour sa stratégie personnelle à l’exclusion de tout autre développement, ou bien il commercialise son savoir-faire. Le premier pays sera non proliférateur, le deuxième sera proliférateur.
Cette classification — qui reste très théorique — fait apparaître logiquement quatre groupes dans la prolifération des ADM : les pays proliférants ou non et les pays proliférateurs ou non. Nous allons voir, en réfléchissant sur les mobiles de la prolifération, que ce classement n’est plus d’ordre technologique comme par le passé, mais relève bien aujourd’hui d’une décision purement politique.
Les mobiles de la prolifération
Déterminer les mobiles de la prolifération ADM revient en réalité à s’interroger sur la perception d’un déséquilibre régional, ou plus simplement sur la résurgence d’une menace qui nécessiterait la dotation d’un tel armement.
Au fond, nous pouvons considérer que le développement de la volonté politique d’États de se doter d’une ADM provient d’un double phénomène : d’une part, la décomposition du système soviétique qui a consacré la réanimation des nationalismes et des volontés hégémoniques amorcées çà et là depuis un quart de siècle ; d’autre part, le bouleversement de l’ordre mondial, qui fait de notre globe un monde sans amarres, et qui incite à l’autosuffisance face au doute qui s’installe sur le sentiment d’une solidarité partagée.
Ce phénomène a conduit la plupart des États à se déterminer à nouveau au début des années 90 sur l’adéquation entre leur place dans l’espace mondial — ou à défaut dans leur espace régional — et leur puissance militaire. Ils ont notamment apprécié les menaces contre leur nation de la part des pays qui les entourent en étudiant leur potentiel militaire tant en forces classiques qu’en ADM ; le degré d’espérance d’une intervention extérieure en cas d’attaque massive d’un belligérant : on a vu que l’invasion du Koweït a conduit à une intervention internationale près de sept mois après les faits constatés ; la volonté pour une nation de figurer en bonne place parmi les puissances régionales mondiales, cherchant ainsi à acquérir une légitimité lors des dialogues multilatéraux qui peuvent se développer ; la velléité hégémonique d’une nation, qui cherche à conquérir ou reconquérir un territoire qu’elle estime être sa propriété : ce mobile sera dissimulé la plupart du temps sous un autre parmi les trois figurant ci-dessus.
Ces quatre mobiles fondamentaux peuvent se trouver quel que soit le contexte.
Ainsi, l’Irak s’est doté de l’armement chimique et balistique pour asseoir sa prééminence régionale et infliger des pertes réelles lors du conflit avec l’Iran. De son côté, le Pakistan dispose d’ADM afin de rétablir un équilibre perdu face à l’Inde. Enfin, la Corée du Nord unit finalement les quatre mobiles pour justifier son armement auquel il ne fixe pas de limites. On constate d’ailleurs — et c’est après tout légitime — que la perception de la menace régionale l’emporte sur la signature d’accords de désarmement, y compris s’il s’agit de renoncer aux aides qui les accompagnent. Le lecteur notera que la capacité financière ne figure pas parmi les conditions liées à la prise de décision d’un État. Cette variable devient en effet très marginale face aux autres lorsque la détermination politique existe.
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Les mobiles de la prolifération des ADM sont en définitive une valeur stable, puisque ce sont les mêmes qui ont conduit, en d’autres temps, à la course aux armements entre les États-Unis et l’URSS, à l’indépendance nucléaire de la France, à l’autonomie balistique d’Israël, etc. On se rend compte aujourd’hui que les verrous scientifiques d’hier ne tiennent plus, et que la seule décision qui limite la dotation d’une telle arme est d’origine politique. Dès lors, on ne peut éviter toute volonté de la part d’un État — empreinte parfois de mégalomanie — à vouloir recréer un mini-ordre mondial plus qu’un ordre régional au sein duquel il occuperait une place prédominante. Tout au plus peut-on la limiter en lançant des initiatives telles que le traité de non-prolifération assorties de contreparties incitatives, véritable attestation de l’ordre mondial en place puisque les superpuissances s’octroient la liberté de montrer le mauvais exemple soit en le signant tardivement, soit en le bafouant jusqu’à ce qu’ils disposent d’une avance qu’ils jugent suffisante pour alors légitimer le traité et se montrer bons élèves. C’est naturellement l’éligibilité aux aides économiques qui y est liée plus que le respect d’un équilibre mondial qui séduit les États signataires d’un tel traité. Toutefois, l’objectif est bien atteint puisque les contrôles effectués, sans être totalement fiables, permettent au moins de mettre à jour les avancées des pays et de limiter, voire de détruire, leur potentiel.
Tôt ou tard les aides, aussi alléchantes qu’elles soient, ne suffiront plus à dissuader un État de se doter d’une ADM — qu’il le fasse officiellement ou officieusement —, parce que la perception de la menace prendra le pas sur le respect des accords internationaux. Une prise de conscience immédiate de l’ampleur du phénomène et une stratégie de coercition légitime sont les conditions pour maintenir les puissances occidentales dans leur rôle de « gendarme du monde ». ♦
(1) NDLR. Sur la prolifération nucléaire, nos lecteurs pourront se reporter au dossier très complet que nous avons publié dans notre numéro d’août-septembre 1995.