Le droit d’ingérence
Note préliminaire : NDLR. Ainsi que nous l’avons signalé souvent dans cette revue, l’expression « droit d’ingérence » est aberrante donc inacceptable. Nous proposons « droit d’intervention » qui, au moins, tient compte des règles du droit.
Cet ouvrage dense présente un double visage : écrit par un juriste dans un style élégant et précis, il est un traité de droit international portant sur une discipline récente, l’ingérence ; message de militant, il décrit l’acharnement d’esprits généreux, dont il fait partie, obtenant en peu d’années des interventions de plus en plus larges et fréquentes à travers le monde en faveur du respect des droits de l’homme. Dès lors, l’auteur n’est plus neutre, il parle de « la clique de Milosevic » et ne craint pas de s’en prendre au formalisme de la Croix-Rouge (qui n’a même pas « dénoncé les bombardements » au Viêt-nam) comme à la mollesse des Conventions de Genève.
La figure de proue est le docteur Kouchner, cité 27 fois selon l’index, plus souvent en réalité (par exemple, pages 76 ou 83), occasion pour le lecteur non téléspectateur de mieux découvrir cette personnalité. Ne pas y voir manifestation de vanité, mais application de la « loi du tapage », efficace hier lors de l’affaire Dreyfus, moyen aujourd’hui de réveiller les responsables de leur lâche attentisme, peu pressés qu’ils sont de se heurter à ce « casse-tête… générateur de malentendus et de polémiques ». Pour les gouvernements classiques en effet, « se mêler du sort des citoyens d’un autre pays était une incongruité notoire et une malveillance diplomatique ».
Nous voici invités à suivre la progression de ce « concept d’origine française ». Au départ, il n’est qu’« immatériel », ses « instruments privilégiés sont le verbe et la dénonciation ». Après le mutisme honteux observé au cours des génocides de la Seconde Guerre mondiale, on a dû se contenter de cette archéo-ingérence pour l’Algérie, hors le port de quelques valises. Il faut désormais, dans un élan « annonciateur d’épopée… dépouiller l’individu de sa carapace de sujet exclusivement étatique… renverser le culte de la frontière, facteur de pérennisation des despotes ». Le ton est donné : « La souveraineté, c’est la garantie mutuelle des tortionnaires » (sic page 17).
À partir de là, on peut au moins se lancer dans le caritatif, ce qui est bon pour les bouches affamées, l’édification des écoliers nantis et les comptes de Taureau ailé. Dans un « nouvel ordre humanitaire mondial » (par référence au nouvel ordre économique), les objectifs doivent toutefois être encore étendus et les moyens d’action perfectionnés. Nourrir ceux qui ont faim, mais aussi leur assurer le « droit au logement », les garantir contre les « pollutions industrielles », les « catastrophes… politiques », voire un chômage excessif (page 258). On passe alors de l’assistance à l’ingérence et du droit au devoir et, s’il faut se frayer le passage, voici venir les bombardiers, car « le niveau supérieur de l’ingérence humanitaire se situe dans l’action de force ». Le succès acquis, il reste à juger les coupables grâce à l’« ingérence judiciaire » ; mais pour ne point avoir à sévir, mieux vaut pratiquer en temps voulu la dissuasion au moyen de l’« ingérence démocratique… visant moins à soulager les souffrances qu’à renforcer les bases des libertés fondamentales ». À cet effet veilleront dans nos ambassades des « attachés humanitaires », tandis que des universitaires compétents seront dépêchés pour enseigner l’art de rédiger des textes constitutionnellement corrects. Les publications non conformes seront réduites au silence par l’« ingérence médiatique », les journalistes déviants mis hors d’état de nuire et les attributions de papier iront à ceux qui diffusent la bonne parole.
Certes, l’auteur ne manque pas de relever les obstacles à de si beaux projets. Il se livre notamment à des études critiques solides sur les limites des sanctions économiques, les effets des « zones d’exception » ou le fonctionnement des tribunaux internationaux. Toutefois, il expédie en cinq lignes au chapitre VII le risque de néocolonialisme, et la mise en doute par le général Lacaze du rôle de gendarme de l’Afrique ne saurait traduire selon lui, au chapitre X, qu’un « vieux cliché mobilisateur des isolationnistes ».
Alors, s’inquiète le paysan du Danube (lequel fleuve arrose Belgrade, plus quelques pays qui pourraient un jour sentir le vent du boulet ingérant) devant ce déferlant programme, voici qu’on a édicté sur les bords de la Seine les règles du comportement conjugal ; des experts viendront regarder par le trou de ma serrure la façon dont j’honore ma femme et, si cela ne leur convient pas, ils enfonceront ma porte et me feront subir le sort d’Abélard. Sans aller jusqu’à suivre ce rustre, bien des questions nous viennent forcément à l’esprit. Sur quels critères, à partir de quel niveau des horreurs du monde, décider d’intervenir ? Timisoara nous a rendus prudents ; imposer la diffusion « d’informations dont l’exactitude aura été vérifiée » laisse sceptique. La définition d’un « noyau dur » de crimes paraît floue. La sentence de Nuremberg s’appliquait, nous dit-on, à un effectif jugé nécessaire et suffisant pour apaiser le Moloch de la compréhensible indignation universelle ; mais n’y eut-il pas de l’autre côté, à la même époque, quelques viols et un soupçon de nettoyage ethnique vers Berlin et le Caucase, ainsi qu’une poignée de victimes innocentes à Dresde ou à Hiroshima ? Que la justice ne soit pas « celle des vainqueurs » (ni des puissants) reste à démontrer ; l’action collective est bien pour le moment à base d’US Air Force et de légionnaires français projetés. Que les « États musulmans aient réclamé l’ingérence en Bosnie » ne paraît pas un argument convaincant pour démontrer une volonté universelle. On mentionne peu ici les exploits de Pol Pot et pas du tout le sort de nos harkis ; question d’époque sans doute pour ces derniers, l’ingérence n’était pas inventée… Pour la Chine, on se bornera par prudence à la phase « immatérielle », Pékin attendra son tour plus longtemps que Kigali. Quant au malheureux Tadic, il fait vraiment figure de bouc émissaire.
L’édifice présenté repose sur des données jugées immuables dans le temps et dans l’espace. Or, si on brûlait les cathares, c’était pour le bien de leur âme, selon la mentalité de l’époque. Le western d’hier exaltait la conquête de l’Ouest, alors que Danse avec les loups en fait un crime. Que dire au gouvernement de Singapour si, en faisant passer de vie à trépas vingt-trois trafiquants de drogue, il estime ainsi sauver dix fois plus de vies ? La Bolivie est-elle vraiment habilitée à juger ce qui se passe en Hongrie (page 41) ? Allons-nous jouer l’arroseur arrosé et voir débarquer à Ajaccio un contingent népalo-fidjien au secours des Corses persécutés ?
À force d’enthousiasme, « les humanitaires ont précédé le droit ». Faut-il les suivre dans cet activisme ? La critique n’a pas à être partiale, comme le souhaitait Baudelaire ; nous nous sentons pourtant ici mal à l’aise. Ou bien, faute de cœur et de culture juridique, nous avons mal compris, hypothèse probable étant donné la qualité des pionniers, le comportement occidental et l’engouement onusien. Ou bien, à partir de la constatation de faits révoltants, on s’est lancé dans une croisade qui risque de proche en proche de revenir à l’époque de la canonnière et, le cercle se refermant, de plonger dans le pire des impérialismes celui qui tend non à exploiter des filons, mais à imposer un code moral. « Nous ne prétendons pas avoir convaincu tout le monde », conclut l’auteur. En effet. Laissons aux lecteurs le soin de juger la validité de cette œuvre très actuelle qui entraînera des réactions à la mesure de sa haute qualité. ♦