Afrique - États-Unis : le retour en Afrique ?
Il a fallu, en cette fin d’année 1996, et quoi qu’en disent les responsables politiques américains, les élans quelque peu forcés d’une campagne présidentielle pour que les États-Unis soient spectaculairement amenés à montrer que leur diplomatie de superpuissance gardait un intérêt pour le continent africain. Quelques semaines à peine avant l’échéance électorale, le secrétaire d’État Warren Christopher a en effet effectué une tournée africaine du 7 au 14 octobre, qui l’a conduit au Mali, en Éthiopie, en Tanzanie, en Afrique du Sud et en Angola ; un voyage qui est apparu comme une réponse aux nombreux reproches accumulés contre l’Administration Clinton : le président américain ne s’est pas rendu une seule fois sur ce continent au cours des quatre années de son premier mandat ; il a laissé, durant cette période, l’aide publique bilatérale au développement destinée à l’Afrique baisser très notablement, il n’a pas su vraiment effacer les effets catastrophiques de l’échec marquant de l’intervention en Somalie, il ne s’est pas non plus montré particulièrement audacieux dans sa politique vis-à-vis des dramatiques conflits internes du Rwanda puis du Burundi.
De fait, les responsables américains reconnaissent que depuis la fin de la guerre froide leurs intérêts stratégiques sur le continent « sont réellement minimes », ce qui conduit forcément les États-Unis à y limiter considérablement leur engagement. Celui-ci a été marqué ces dernières années par un rôle actif pour faciliter l’indépendance de l’Érythrée, par une mobilisation significative, mais sans résultat probant, sur le dossier angolais, par un souci de renforcer leur coopération avec l’Afrique du Sud, et enfin par quelques aides, plutôt modestes, octroyées à l’Ecomog, la force de la Cédéao au Liberia, ou au Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits créé au sein de l’Organisation de l’unité africaine. Sinon, pour l’année 1996, l’aide militaire à l’Afrique au sud du Sahara n’a atteint qu’à peine 6,6 millions de dollars, pour des programmes de formation seulement, saupoudrés dans une trentaine de pays, les plus gros bénéficiaires étant le Sénégal (600 000 dollars), l’Afrique du Sud (500 000 dollars), le Botswana (475 000 dollars). Le discours américain sur l’Afrique s’est très largement concentré, d’une part sur le soutien aux efforts de démocratisation, d’autre part sur le libéralisme économique et l’appui aux réformes favorisant le désengagement de l’État et le développement du secteur privé.
Sur le terrain politico-militaire, l’expérience somalienne a clairement marqué le début et la fin de la tentation d’un nouvel interventionnisme direct de l’après-guerre froide. Prudent, Joseph Nye, chargé de la sécurité internationale au Pentagone, expliquait récemment qu’il était « important de reconnaître les limites de la capacité des Américains à influer sur le cours des événements en Afrique ». Ce dernier ajoutait : « Notre stratégie régionale de défense vise à donner plus de pouvoir aux États et organismes africains afin qu’ils assurent eux-mêmes la stabilité du continent ».
En se rendant donc en Afrique à la veille des élections américaines, le secrétaire d’État Warren Christopher devait à la fois confirmer ces fortes limites à l’engagement américain, tout en montrant que Washington ne se désintéressait quand même pas totalement de la sécurité du continent. Rien de mieux dans ce genre de situation que de sortir de sa poche une initiative spectaculaire : celle de la création, avec l’appui des États-Unis, d’une force africaine de réaction aux crises. L’idée lancée en octobre par Washington est ainsi résumée par Warren Christopher lui-même à Addis-Abeba au siège de l’OUA : « Cette force serait constituée de troupes africaines appuyées par un entraînement, des équipements et le soutien logistique et financier des États-Unis et d’autres pays. Elle serait mise sur pied en étroite consultation avec l’Onu et l’OUA. Ce ne serait pas une armée permanente ; mais elle pourrait être regroupée rapidement, dirigée par des Africains et déployée sous les auspices de l’Onu. Sa mission consisterait à protéger les civils innocents, à garantir la livraison de l’aide humanitaire et à aider à résoudre les conflits en Afrique ».
Des informations officieuses révélées par les médias américains indiquaient que ce projet pourrait concerner une force de quelque dix mille hommes, une demi-douzaine de pays sélectionnés fournissant chacun trois bataillons, spécialement équipés et formés pour ce type d’intervention. Selon Washington, la préparation d’une telle force ne coûterait pas plus d’une quarantaine de millions de dollars et ne nécessiterait que quatre à six mois pour être opérationnelle. Les États-Unis participeraient financièrement à hauteur de quelques millions de dollars à la phase de préparation et d’entraînement. La mise en œuvre de la force serait ensuite financée par les fonds de l’Onu pour les opérations de maintien de la paix. Ses interventions seraient décidées par le Conseil de sécurité. Enfin, précisent les Américains, le choix des pays qui constitueraient cette force serait déterminé par leur « expérience de la démocratie et du contrôle du pouvoir civil sur l’armée », et par leur expérience dans le domaine du maintien de la paix au sein des Nations unies. Les mêmes sources officieuses précisaient qu’à Washington on citait en exemple des pays comme le Ghana, le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie, le Zimbabwe ou le Sénégal. Cette proposition « surprise » de création d’une force africaine de réaction aux crises a sans conteste mis dans l’embarras les Africains de l’OUA aussi bien que les Européens et l’Onu. Tout le monde en effet, depuis le Rwanda et l’opération Turquoise, depuis surtout la crise au Burundi, est conscient de la nécessité de disposer d’une force internationale capable d’être utilisée rapidement pour empêcher une crise africaine de dégénérer en massacre. Tout le monde aussi, conscient des réticences de plus en plus grandes des pays occidentaux d’envoyer leurs propres troupes sur le continent, admet la nécessité d’impliquer directement des contingents africains. Il est donc difficile aux intéressés de rejeter brutalement la proposition américaine.
Pourtant, même si on devait mettre de côté la susceptibilité de ceux qui en Afrique ou en Europe considèrent légitimement que les Américains viennent soudainement s’approprier une idée qui fait l’objet depuis plus de deux ans de réflexions et de négociations, on sait que, concrètement, la mise en place d’une telle force pose de nombreux problèmes, plus compliqués à résoudre que semblent le penser les experts américains : quel serait le rôle politique de l’OUA par rapport à celui de l’Onu pour sa mise en œuvre ? Les Africains peuvent-ils accepter une sélection des pays qui y participeraient qui leur serait imposée ? L’Onu, dans sa situation financière actuelle (en grande partie en raison des impayés américains), peut-elle supporter le poids de la mise en œuvre d’une telle force (à titre d’exemple il faut rappeler que l’Ecomog au Liberia a déjà coûté plus de 600 millions de dollars !) ? Même si plusieurs pays africains, comme le Mali ou l’Érythrée ont répondu favorablement à l’appel de Warren Christopher pour la création de cette force, on a pu constater à l’OUA, en Afrique du Sud par exemple, de sérieux doutes sur la proposition américaine.
Du côté européen, où l’on travaille depuis plusieurs mois sur ce type de projet, en particulier sous l’impulsion de Paris et de Londres depuis le sommet franco-britannique d’octobre 1995, on attend avec impatience de savoir jusqu’où et à quelles conditions les États-Unis seront prêts à confirmer leur détermination à faire aboutir un tel projet… une fois l’élection présidentielle passée. ♦