Afrique - La République centrafricaine : une légalité cahotante
Enclavé au cœur de l’Afrique centrale avec ses 622 984 kilomètres carrés entre le Tchad, le Soudan, le Zaïre, le Congo et le Cameroun, et ses quelque 3 millions d’habitants dotés d’un PIB par tête de 370 dollars, la République centrafricaine sort en ce début d’année 1997, non sans mal, d’une troisième mutinerie d’une partie de ses forces armées : une étape brutale de plus dans l’histoire pénible de ce pays, très marqué par une colonisation difficile, illustrée par exemple par la révolte des Gbayas à la fin des années 20.
L’africaniste Philippe Decraene rappelle que ce pays était déjà baptisé par les esclavagistes arabes « le pays de la peur ». Les années qui suivirent la décolonisation n’auront pas été plus sereines. Elles resteront marquées, elles aussi, par les quatorze années de dictature de Jean-Bedel Bokassa, confirmant une tradition d’illégitimité qui se poursuivra, de complots, d’arbitraire, aiguisant les divisions ethniques et tribales et la méfiance entre les clans.
C’est dans ce contexte que la France, depuis 1960, a cherché par toutes sortes de moyens à protéger et consolider sa présence dans ce pays qui est devenu la base la plus importante de l’armée française après Djibouti. En ce début d’année 1997, de source militaire française, près de 2 000 soldats y sont déployés, baptisés « éléments français d’assistance opérationnelle », dotés notamment de cinq avions de combat Mirage F1, de deux Transall et d’hélicoptères Puma. Depuis longtemps, ces forces françaises ont joué un rôle décisif dans les crises tchadiennes et ont constitué un élément important de l’ensemble du dispositif d’intervention français en Afrique. Il faut préciser de plus que la Centrafrique, pays membre de la zone franc, a toujours bénéficié d’une aide publique substantielle, alors que son économie reste défaillante et mal supportée par un État faible.
En 1979, l’opération Barracuda, qui avait provoqué la déposition de Bokassa et l’installation de David Dacko, avait déjà clairement montré la situation inconfortable et ambiguë de la France. À partir de 1991, Paris, face au processus de démocratisation qui se développe en Afrique, est soucieux de sortir de l’impasse et de mettre le pays sur les rails de la normalisation. En juillet 1991, le multipartisme est rétabli. En septembre 1993, à l’issue de l’élection présidentielle organisée avec l’appui logistique des militaires français, et avec l’insistance politique de la France face aux hésitations d’André Kolingba, c’est Ange Patassé qui est élu : une élection qui ne correspond pas tout à fait aux préférences officieusement exprimées du côté français. En janvier 1995, une nouvelle Constitution est adoptée, qui prévoit entre autres une décentralisation des pouvoirs de l’État. Pourtant, malgré cette avancée, un malaise politique et social persiste. Le nouveau gouvernement a de grandes difficultés à redresser la situation des finances de l’État, malgré une croissance notable du PIB en 1995, les gains de compétitivité apportés par la dévaluation, la reprise mondiale des cours du coton.
Le 18 avril 1996, 100 à 200 soldats se mutinent à Bangui. La situation dégénère. Les forces françaises, dans l’opération Almandin 1, interviennent pour rétablir l’ordre. Dans cette première rébellion, les revendications et le comportement des mutins indiquent qu’il s’agit avant tout d’un mouvement corporatiste, apolitique, mais qui illustre le malaise plus général du pays.
Le 18 mai 1996, 200 soldats occupent le centre de Bangui. Cette fois, ils encerclent le palais présidentiel et la radio. Pillages, émeutes : le mouvement s’élargit, devient insurrectionnel et se politise. L’armée française intervient en force aux côtés des troupes loyales, joue le rôle de médiateur, et met un terme fin mai au mouvement. La France à nouveau s’est retrouvée engagée, plus sérieusement encore que la première fois, et sauve la mise du président Ange Patassé, qui visiblement a du mal à tirer les leçons de la crise. Pour Paris, l’embarras est considérable, mais il paraît difficile de ne pas empêcher qu’une situation d’insurrection puisse déboucher sur un coup d’État contre un président élu, quel qu’il soit.
En novembre 1996 éclate la troisième rébellion : 800 mutins qui demandent radicalement la démission du président Patassé. Le mouvement est encore plus dur. Les militaires français interviennent encore. La France, pour la troisième fois, est directement engagée dans une situation difficile, alors que le chef de l’État centrafricain s’abrite derrière cette protection sans contribuer lui-même de manière convaincante à trouver une issue politique satisfaisante. Il apparaît en tout cas, début décembre 1996, que du côté français on souhaite sortir de ce cycle infernal des mutineries et de la répression, en n’étant plus en première ligne. C’est lors du sommet franco-africain de Ouagadougou (4 au 6 décembre) qu’une nouvelle formule de médiation s’appuyant sur l’intervention en première ligne des Africains est définie et mise en œuvre. Dans un premier temps, quatre chefs d’État, le Gabonais Omar Bongo, le Tchadien Idriss Déby, le Burkinabé Blaise Compaoré et le Malien Alpha Konaré, se rendent à Bangui, discutent avec toutes les parties et obtiennent des rebelles une trêve de quinze jours.
Dans un deuxième temps, l’ancien Premier ministre de transition malien, le général Amadou Toumani Touré assure le relais de la médiation des chefs d’État, fort de son expérience de transition exemplaire dans son pays, au cours de laquelle il a conduit l’armée à favoriser le retour à la démocratie. Avec l’appui actif des quatre chefs d’État, il établit fin janvier un accord mettant fin à la rébellion qui dure depuis trois mois, obtenant l’abandon de la demande du départ du président Patassé. L’accord prévoit la création d’un gouvernement d’unité nationale, une série d’amnisties et le rétablissement de la légalité constitutionnelle. Il doit être garanti par le déploiement en Centrafrique d’une force interafricaine de plusieurs centaines d’hommes venus du Mali, du Burkina Faso, du Tchad et du Gabon (les quatre pays médiateurs), ainsi que du Sénégal et du Togo. L’intervention des quatre chefs d’État africains, la médiation du général Amadou Toumani Touré, le déploiement d’une force interafricaine ne peuvent être considérés que comme une formule nouvelle et opportune au sein de la communauté des pays d’Afrique francophone. Le respect du principe de la légalité constitutionnelle qui a prévalu tout au long de la recherche d’une issue à cette crise est également un élément positif. De telles méthodes et de tels principes constituent désormais une référence et un précédent utiles.
Néanmoins, tout le monde s’accorde à penser que cette sortie de crise n’a pas pour autant résolu les problèmes politiques intérieurs centrafricains. Il reste au président Patassé et à son régime à reconquérir une crédibilité perdue aux yeux des Centrafricains et de leurs partenaires extérieurs : un objectif nécessaire et urgent pour éviter d’autres manifestations brutales du malaise social et politique dans ce pays ; nécessaire aussi pour que le principe de la défense de la légalité constitutionnelle ne devienne pas un prétexte pour sauver des régimes qui, une fois élus, mettent eux-mêmes celle-ci en péril. ♦