Afrique - Le chaos en Afrique centrale
On espérait en 1993, à l’issue d’élections pourtant agitées, que le Congo, doté d’un régime élu, allait pouvoir trouver la voie d’une stabilisation politique et mettre de l’ordre dans la gestion de son économie. Ce pays d’Afrique centrale, qui s’étend sur 342 000 kilomètres carrés entre le Gabon, le Cameroun, la Centrafrique et la République démocratique du Congo (l’ex-Zaïre), peuplé de quelque 3 millions d’habitants, reste fortement marqué par une histoire politique agitée et violente : coups d’État fréquents, assassinat de deux présidents (Alphonse Massemba-Débat et Marien Ngouabi), régimes militaires, alliances avec le camp soviétique, règne d’un parti unique (le Parti congolais du travail). Le processus de démocratisation avait laissé penser que les pages les plus dures de cette histoire politique récente pouvaient être tournées. L’espoir était d’autant plus grand que le pays, doté de richesses pétrolières, membre de la zone franc, bénéficiant des meilleures intentions de la part des bailleurs de fonds, surtout après la dévaluation du franc CFA, disposait de quelques atouts pour relancer son économie.
Pourtant, juste après les élections législatives de 1993, en novembre, des affrontements armés entre l’opposition et les forces gouvernementales éclataient pour durer jusqu’en février 1994, faisant au moins 2 000 morts. Les trois grands clans politiques qui s’affrontent dans le pays, celui de l’Union panafricaine pour la démocratie sociale (Upads) de Pascal Lissouba, celui du Parti congolais du travail (PCT) de l’ancien président Denis Sassou Nguesso, et celui du Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégral (MCDDI) de Bernard Kolelas, maire de Brazzaville, s’appuyant sur leurs milices armées singulièrement baptisées Ninjas, Cobras et Zoulous, manifestaient clairement leur intention de ne pas renoncer à la conquête du pouvoir par tous les moyens, quitte à sacrifier le processus de démocratisation. Le pacte de paix entre les belligérants signé en décembre 1995, prévoyant le désarmement des milices et l’intégration d’une partie de leurs hommes dans les forces armées régulières (majoritairement fidèles au président élu Pascal Lissouba), ne sera en fait jamais appliqué et respecté. En mai 1997, le gouvernement adopte un décret interdisant les milices privées au service des principaux partis politiques qui, eux-mêmes, s’engagent à renoncer à l’usage des armes pour résoudre leurs conflits. Ils décident aussi, pour tenter d’apaiser le jeu, de mettre en place une commission nationale d’organisation et de supervision de l’élection présidentielle décisive prévue pour juillet 1997.
Le climat de tension et de méfiance à Brazzaville, largement amplifié par un contexte régional fort agité avec l’installation au pouvoir à Kinshasa de Laurent-Désiré Kabila et l’instabilité devenue chronique en Centrafrique, ne pouvait favoriser un sérieux apaisement préélectoral. Sassou Nguesso et ses partisans, forts de leurs soutiens extérieurs et de leur détermination, ont inquiété Pascal Lissouba, convaincu de l’imminence d’un coup de force. Le 5 juin, des éléments de l’armée appuyés par des blindés attaquaient la résidence de Sassou Nguesso dans le but d’« anéantir tous les éléments non réguliers armés », alors que ce dernier annonçait sa candidature à l’élection de juillet. La bataille de Brazzaville était déclenchée, provoquant à nouveau des milliers de morts, et suscitant, avec l’appui des armées françaises, le départ de la quasi-totalité des ressortissants étrangers. Du 8 au 12 juin, par l’opération Pélican, les 1 200 militaires français dépêchés sur place évacuaient 3 420 étrangers dont 1 405 Français.
Cette nouvelle crise congolaise confirme avant toute chose que, dans les processus de transition et de démocratisation en Afrique au sud du Sahara, la question de la transformation des forces armées nationales, et par extension celle des groupes armés parallèles, est loin d’être résolue. Après les événements en Centrafrique, ou ceux de l’ex-Zaïre, elle confirme avec éclat toutes les craintes exprimées ces derniers mois sur la gravité de la situation politique militaire en Afrique centrale. Les pays de la zone sont dans un tel état de fragilité qu’ils risquent d’être emportés d’une manière ou d’une autre par l’onde de choc créée par la crise rwandaise, puis par la chute de Mobutu. Face au succès de Laurent-Désiré Kabila et de ses alliés ougandais et rwandais, appuyés par le régime angolais, sous l’œil bienveillant de l’Afrique du Sud et des États-Unis, qui voient dans ces bouleversements l’occasion d’une large redistribution des cartes dans l’arc de crise qui s’étend du Soudan à l’Angola, que restera-t-il des anciens équilibres nettement plus favorables à la France ?
Dans cet inquiétant tourbillon, on mesure les limites du schéma de « La Baule » basé sur la stabilisation par la démocratisation et l’ouverture politique, et sur un redressement économique par la libéralisation. Ni au Rwanda, ni au Zaïre, ni même en Centrafrique, ce schéma ne s’est révélé efficace. Aujourd’hui au Congo, il ne l’est pas non plus. Faut-il, dans ce contexte, craindre que demain au Tchad, au Gabon, ou au Cameroun, l’onde de choc se poursuive ? Crise après crise, et jusqu’à celle du Congo, on a pu constater combien désormais la marge de manœuvre de la France face à cette instabilité devenait désormais fort étroite.
Le président Jacques Chirac avait déclaré en janvier 1997, à propos de la crise dans l’est du Zaïre, que « la période des interventions unilatérales en Afrique était close ». Il est clair que la logique de l’ingérence politico-militaire qui avait marqué de nombreuses interventions armées françaises en Afrique et qui à l’époque pouvait produire d’incontestables effets stabilisateurs, n’est plus politiquement viable aujourd’hui. Peut-on sérieusement concevoir en 1997 que des troupes françaises se déploient à Brazzaville pour imposer une solution politique durable à la crise ? Il reste à savoir si, du côté français, il y a la volonté politique et les moyens de favoriser rapidement la mise en place de solutions politico-militaires africaines efficaces. Une tentative intéressante a été réalisée avec la force d’interposition déployée en Centrafrique, même si ses effets sont restés limités. À l’heure où ces lignes sont écrites, une démarche du même type est entamée pour le Congo. Parallèlement, on annonçait fin mai qu’un accord avait été conclu entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis pour aider les pays africains à participer aux opérations de maintien de la paix de l’Onu. L’idée est de pouvoir créer, si besoin est, une force ad hoc réunissant des pays donateurs et africains « non soumis à des sanctions de l’Onu », au sein des Nations unies et en liaison avec l’OUA. Le projet est incontestablement séduisant. Il lui reste, après les échecs récents de mise en place d’interventions au Zaïre ou au Burundi, à devenir convaincant. Une nouvelle fois, l’affaire congolaise apparaîtra vite comme un test de la viabilité et de l’efficacité de telles solutions.
25 juin 1997