Défense dans le monde - Limites en Atlantique
Pour l’Otan, l’océan Atlantique n’est pas un milieu homogène : il est découpé en plusieurs zones dont l’importance relative est l’objet de débats passionnés.
La situation classique
Pendant la guerre froide, l’espace océanique était le lien entre l’Europe et les États-Unis, le lieu de la circulation logistique entre le front et la base arrière.
Les côtes occidentales de l’Europe étaient alors la limite entre le commandement allié en Europe et le commandement allié de l’Atlantique, dirigés tous les deux par un général américain. Le Portugal constituait un cas particulier : pays européen, il appartenait néanmoins à la zone Atlantique. Ce particularisme était justifié à la fois par sa position géographique et sa séparation d’avec la zone européenne du fait du choix initial espagnol de ne pas adhérer à l’Otan.
Le commandant en chef allié en Europe (Saceur : Supreme allied commander Europe), tourné vers son combat aéroterrestre, ne se préoccupait guère des espaces maritimes. Il s’appuyait, d’une part, sur l’Atlantique pour gérer sa manœuvre et, d’autre part, sur la Méditerranée et la mer du Nord pour garder ses flancs. Ces deux mers étaient alors considérées comme des mers intérieures du théâtre européen.
Le Saclant (Supreme allied commander Atlantic) avait organisé sa zone en fonction de la finalité logistique de sa mission. Westlant (commandement occidental de l’Atlantique) était établi à proximité des côtes américaines, Eastlant le long des îles Britanniques et Iberlant dans les parages du Portugal et des Açores. Des commandements fonctionnels coexistaient avec ce zonage. Des accords avaient été passés avec les pays riverains pour que leurs besoins nationaux soient pris en considération.
Au début des années 90, la situation en Europe ayant un peu évolué, le commandement Nord-Ouest de l’Otan était établi en mer du Nord et en Baltique à la place des commandements Nord (Afnorth) et de la Manche (Cinchan). Ce nouveau commandement va disparaître à son tour en raison de la simplification des structures de Saceur qui voit ses commandements subordonnés passer de trois à deux.
Cette situation, où la bipartition géographique autour de l’Atlantique était le reflet des missions stratégiques, ne pouvait que se modifier avec la nouvelle situation politique en Europe.
Les changements en Europe
La disparition de la menace et de son caractère fédérateur a permis aux traditionnels enjeux de pouvoir de se donner libre cours en Atlantique.
La Baltique n’est plus suffisante pour la Bundesmarine. Pendant de nombreuses années, les vedettes rapides allemandes ont monté une garde vigilante autour des détroits du Belt. Aujourd’hui les rudes marins allemands cherchent à s’exprimer dans les grands espaces de l’Atlantique Nord. Un amiral allemand occupe ainsi le poste d’adjoint du commandant d’Eastlant, alors même que peu de bateaux allemands sont en mesure de tenir durablement la mer dans cette partie de l’Atlantique.
En 1996-1997, l’Espagne a décidé de revenir sur le compromis de 1982 en demandant une pleine participation à la structure militaire de l’Alliance. Adoptant une tactique inverse de celle de Paris, Madrid a pris la décision politique, puis en négocie les conséquences militaires. Dans cette perspective, les autorités espagnoles souhaitent relever de Saceur en insistant pour que la zone terrestre à laquelle appartient leur pays englobe également les Canaries. Cette revendication est d’autant plus énergique que l’appoint des députés canariens participe à la stabilité du gouvernement à Madrid. La satisfaction de cette requête espagnole reviendrait toutefois à déplacer vers l’ouest la limite entre Saceur et Saclant, traditionnellement fixée au détroit de Gibraltar, à couper la zone de Saclant de la côte africaine à hauteur du Maroc et à réduire sensiblement la zone océanique d’Iberlant.
La France, du fait de sa façade océanique, suit plus particulièrement l’évolution des commandements orientaux de l’Atlantique. Par ailleurs, la continuité de son action en Atlantique n’est pas compatible avec un raccrochement du golfe de Gascogne à l’un des commandements continentaux de Saceur.
La Grande-Bretagne, qui devrait subir les retombées de la disparition du commandement Nord-Ouest de Saceur, n’en tiendra que plus à la pérennité et à l’intégrité d’Eastlant dans lequel elle a fortement investi. Gibmed, le commandement de Gibraltar, avait une pertinence quand l’Espagne n’était pas dans l’Otan. La logique voudrait que ce territoire soit désormais intégré au commandement dont relèvera l’Espagne, mais la Grande-Bretagne acceptera-t-elle cette remise en cause de sa tutelle exclusive sur le rocher ?
Le Portugal appartient à Saclant et, à ce titre, détient traditionnellement le commandement subordonné Iberlant, ce qui, compte tenu de la taille et des ressources de ce pays, constitue indiscutablement une rente de situation. Il ne souhaite donc pas subir trop vivement les conséquences de l’entrée de son grand voisin espagnol dans les structures otaniennes, notamment pour ce qui est de l’ampleur de sa zone en Atlantique.
Les enjeux américains
Ils viennent se superposer aux intérêts spécifiquement européens. Leur poursuite est facilitée par le double rôle joué par les proconsuls américains : à la fois commandants en chef de l’Otan et commandants des forces américaines adaptées à une zone géographique. Pour Washington, l’Atlantique est devenu un moyen d’accès à de nouveaux théâtres qui paraissaient secondaires pendant la guerre froide. Les bénéfices économiques potentiels d’une présence politique plus soutenue en Afrique poussent les Américains à mobiliser leurs forces en faveur de ce continent.
Le Saceur, au titre de ses compétences américaines, participe à ce mouvement d’ensemble. Ainsi, les premières mesures nécessaires pour faire face à l’évolution au Zaïre au début de 1997 ont été décidées à Stuttgart, au siège du commandement américain en Europe. Plus tard, le commandant des forces d’urgence mises en place par les États-Unis lors de la campagne victorieuse de Laurent-Désiré Kabila venait d’Afsouth à Naples. Dans cette perspective africaine depuis l’Europe, l’Atlantique est l’artère logistique nécessaire à l’accomplissement de la mission. Saceur-Eucom cherche donc à s’assurer la tutelle de ces zones océaniques qu’il estime nécessaire à l’exécution de sa tâche.
Dans le même temps, Acom, commandant des forces américaines en Atlantique — mais aussi Saclant — déploie une grande activité vers les pays sud-américains riverains de l’Atlantique et vers l’océan Indien. Pour lui aussi, l’Atlantique est une zone de circulation indispensable qu’il cherche même à étendre. Comme il a déjà eu à subir en 1996 une amputation de son territoire quand la zone maritime des Caraïbes, qui dépendait de lui pendant la guerre froide en raison de l’attitude de Cuba, a été attribuée au commandement américain du Sud, il n’est que plus enclin à faire valoir la continuité maritime jusqu’aux côtes proche-orientales pour revendiquer une extension de sa zone, notamment en Méditerranée.
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Par-delà les débats sur les limites territoriales du pouvoir, on retiendra que les « zones de temps de paix » sont utiles, mais ne doivent pas être contraignantes. Elles permettent d’assurer une gestion de l’espace, de répartir les compétences de commandement, d’assurer une cohérence entre les politiques nationales des États membres et l’intérêt collectif de l’Otan. Cependant, que survienne une crise et l’on taillera sur mesure des zones d’opérations avec des commandements adaptés. À petite échelle, les interventions en Bosnie et en Albanie en fournissent des exemples. Le choix des zones en Atlantique a donc un intérêt plus politique que proprement militaire.
22 septembre 1997