Jihad, expansion et déclin de l’islamisme
Gilles Kepel fut l’un des premiers en France à appeler l’attention du grand public sur une dangereuse dérive du monde musulman. Le Prophète et Pharaon (1) se situait en Égypte, creuset de l’islamisme sunnite. Le livre que voici, fruit de plus de vingt ans de recherche, est une somme : de l’Indonésie au Maroc, et aussi en Europe, naissance, développement et déclin de l’islamisme durant le dernier quart de siècle. Il se termine par un espoir, où certains ont vu un optimisme excessif. Si l’on voulait résumer la thèse, ce qui serait réduire un ouvrage où l’érudition le dispute au pittoresque, on la formulerait ainsi : le succès d’un mouvement islamiste ne saurait advenir, ni durer, sans l’alliance d’une bourgeoisie pieuse et d’une jeunesse urbaine pauvre, sous l’inspiration de doctes intellectuels.
Après une introduction limpide, le prologue rappelle la gestation de l’islamisme, œuvre de trois penseurs justement répartis : l’Égyptien Sayyid Qotb, pendu par Nasser le 29 août 1966, le Pakistanais Mawdoudi (1903-1979), l’imam Khomeyni, soit deux sunnites pour un chiite. Leurs messages irriguent l’ensemble du mouvement, que le livre divise en trois périodes, irruption, apogée, déclin, correspondant grossièrement aux décennies 70, 80 et 90.
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La première période est celle du « basculement », où les nouvelles générations abandonnent l’idéologie nationaliste pour l’utopie islamiste. Le boom pétrolier qui suit la guerre israélo-arabe de 1973 permet à l’Arabie Saoudite de répandre partout l’orthodoxie wahhabite ; mais c’est en Égypte, en Malaysia et au Pakistan que prendra naissance l’islamisme sunnite moderne. Zia ul-Haq, conseillé par Mawdoudi, fera de l’application de la chari’a la priorité de ses onze ans de dictature et le Pakistan deviendra la base islamiste du Moyen-Orient.
À la fin des années 70, le chiisme iranien entre en scène. Imprévue des acteurs eux-mêmes, la révolution islamique est un chef-d’œuvre. L’imam Khomeyni, génial metteur en scène, s’y est révélé aussi habile à fédérer les oppositions diverses au régime du shâh qu’à se débarrasser ensuite des gêneurs. C’est ainsi, selon l’auteur, que les jeunes pauvres des villes furent envoyés à la mort sur le front irakien.
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L’affrontement irano-saoudien marque la deuxième période, leader chiite contre leader sunnite. L’ayatollah, tout chiite qu’il soit, fait partout recette, au Liban, en Palestine, à La Mecque aussi et jusqu’au Sénégal. L’Arabie résiste, s’efforçant de rendre la manne pétrolière islamiquement acceptable, ce qui nous vaut une excellente présentation des acrobaties financières que nécessite l’interdiction des taux d’intérêt fixes, voire des assurances, précautions sacrilèges contre un avenir qui n’appartient qu’à Dieu.
L’Afghanistan, aux mains des Russes en 1979, devient théâtre central, dont le Pakistan forme les coulisses. Les États-Unis vont au plus simple, le Pakistan est leur allié, par lequel transitent les armes de la résistance. Dans les medressas, les oulémas forment les combattants. Après le retrait des Soviétiques et la volte-face des Américains conscients de s’être imprudemment engagés, les « jihadistes » étrangers de Peshawar, devenus sans emploi, essaimeront à travers le monde, cependant que, des austères medressas, sortiront tout armés… les tâlibân.
L’Algérie, à son tour, s’enflamme en 1988. Le vide religieux y crée un appel, auquel répondra le FIS, alliance de la jeunesse urbaine pauvre et de la bourgeoisie pieuse. D’où résultera, après le pas de clerc des élections de 1990-1991, la guerre civile. Au Soudan, Hassan al-Tourabi inspire la politique islamiste des putschistes de 1989. Khomeyni condamne Salman Rushdie, étendant le combat aux dimensions du monde.
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À la mort de Khomeyni, le 3 juin 1989, l’islamisme est au plus haut. L’organisation du désordre va se fissurer avec la guerre du Golfe. L’explosion de violence qui la suit fait craindre le pire à l’Occident. Elle sera la cause du déclin du mouvement. Le régime saoudien est contesté. En Afghanistan, les tâlibân n’exercent leur pouvoir que sur la morale et la guerre, ce qui ne fait pas un État. En Bosnie, la « greffe radicale » ne prend pas, faute du support de classe que l’auteur juge indispensable. En Algérie, le FIS se fragmente : les bourgeois pieux se tournent vers le Hamas, plus modéré, ou vers l’AIS, s’ils veulent en découdre, et de jeunes citadins se font terroristes ; les horreurs sans nom perpétrées par le GIA en 1994 et 1995 signent son échec et c’est tout le mouvement islamiste qui en pâtira. En Égypte comme en Algérie, le pouvoir a eu raison des islamistes et, en Iran, Khatami est aux affaires.
Le pouvoir a gagné la bataille. A-t-il gagné la guerre ? Telle est la question finale que pose Gilles Kepel. De la débâcle générale, les militants islamistes ont tiré la leçon. Ils se réclament désormais de la démocratie et des droits de l’homme. On ne peut jurer de leur sincérité, mais il n’y a pas, pour eux, d’autre solution. L’avenir n’est pas pour autant assuré, et voilà où l’auteur montre qu’il n’est pas trop optimiste. La balle, dit-il, est dans le camp des régimes sortis vainqueurs de l’affrontement. « Des choix qu’ils feront dépendra que flotte à nouveau, sous quelque forme, l’étendard du jihad (…) ou que les peuples musulmans frayent eux-mêmes leur voie propre vers la démocratie ». ♦
(1) La Découverte, 1984. Voir Défense Nationale, octobre 1984.