Les stratégies du terrorisme
Comme il a déjà procédé en d’autres occasions, Gérard Chaliand réunit ici dans un ouvrage collectif les contributions d’experts en terrorisme, en chapeautant le tout d’une introduction et d’une conclusion. Et, comme nous l’avions déjà signalé précédemment, si la formule permet des éclairages variés, des explorations sous des angles divers et le cas échéant l’expression d’avis utilement divergents, elle n’évite pas quelques répétitions et surtout un manque d’homogénéité que reflète le caractère neutre du titre adopté. La majorité des sept intervenants est anglo-saxonne, ce qui pourrait surprendre, étant donné qu’en la matière, les peuples terriens du Vieux Continent sont fondés à revendiquer le privilège de l’antériorité ainsi qu’une indéniable expérience, mais le vent souffle désormais de Washington, non seulement sur le terrain des fast-foods, mais tout autant dans le domaine des idées.
Deux thèmes semblent dominer le propos : les menaces d’essence religieuse ou pseudo-religieuse et les perspectives de recours aux moyens de destruction massive. À tout « saigneur » tout honneur, une large place est accordée à l’islamisme par Jean-Philippe Conrad qui procède à une revue détaillée des multiples composantes pratiquant concurrence et surenchère pour aboutir à une « capacité de nuisance limitée » depuis Téhéran et à une « politique du chaos » à Alger, sans compter les intrigues afghanes où nos amis américains ont joué les arroseurs arrosés et encaissé un « effet boomerang » jusqu’au bout de Manhattan, ce qui ne les empêche pas de poursuivre résolument dans la même voie. Reconnaissant la difficulté de porter un « regard synthétique » sur ce foisonnement, l’auteur conclut de façon un peu ambiguë en jonglant sur des distinctions subtiles entre quatre formes d’islamisme parmi lesquelles le lecteur reste libre de juger les frontières bien floues. Plus généralement, Magnus Ranstorp relève que le fanatisme religieux, parfois mêlé à des « considérations politiques plus terre à terre », est à l’origine de nombreux actes terroristes signés de groupes d’individus guidés par « une mentalité d’assiégés… le refus du compromis… la célébration de la martyrologie », éléments jeunes, intolérants et (ce qui est plus inattendu) instruits. Cette caractéristique frappe bien en premier dans la description par James Campbell de la secte Aum, où la réalité dépasse la fiction, qu’il s’agisse de la présence de scientifiques de haut niveau, de la personnalité ahurissante du dirigeant Shoko Asahara, de l’organisation en forme de shadow cabinet, de l’équipement perfectionné acquis, et surtout de l’utilisation du sarin dans le métro de Tokyo. De là à dire que c’est la faute à Tojo (page 190), il y a peut-être des relents de chasse aux sorcières !
De l’arme chimique au nucléaire, il y a un pas vite franchi aux États-Unis, où la crainte tourne à l’obsession. Pour Paul Wilkinson, là se trouve « la menace terroriste potentielle la plus grave ». François Géré, dont la plume est chez nous familière, ramène cette éventualité à des proportions réduites à l’aide d’arguments de bon sens ; il indique que les éventuels intermédiaires mafieux préfèrent les trafics moins risqués et plus directement rémunérateurs, il rassure nos compatriotes méridionaux protégés par une immersion dont certains auraient bien tort de se plaindre, et lance une flèche en direction des phobies yankees qui poussent « Rambo à déclarer forfait ». Finalement, le risque majeur dénoncé par Bruce Hoffman n’est-il pas celui d’une banalisation du phénomène de la part d’amateurs animés de quelque rancœur ou à la recherche d’une publicité tapageuse, imprévisibles, se lançant dans des « attaques indiscriminées » et plus difficiles à traquer que Carlos ?
Au total, le message ne tourne pas au catastrophisme. Les rêveries romantiques d’antan de « cercles intellectuels, artistiques ou étudiants » ont débouché sur du vent et « aucun État n’a été déstabilisé sous la pression du terrorisme ». Si les résultats matériels et militaires restent modestes, l’impact psychologique est toutefois considérable. La « connotation émotionnelle » notée par l’Israélien Ariel Merari est évidente et, de ce point de vue, le rendement est élevé pour un coût minime. Nos États de droit se trouvent handicapés, d’une part par la caisse de résonance fournie complaisamment par les médias en vertu d’un « couplage pervers » entre les objectifs des poseurs de bombes et ceux de moyens d’information « fascinés » par le côté spectaculaire des attentats ; d’autre part par la difficulté juridique et psychologique de recourir à des moyens de riposte appropriés. Dans ces conditions, les appels à la mise au point d’une « déontologie » n’évoquent que des mesures bien superficielles, timides et partielles, qui font penser à celles que maintes commissions recommandent pour éliminer la drogue des lycées.
On peut être dubitatif à propos de certaines prises de position audacieuses, comme l’affirmation de la page 86 selon laquelle « les violations les plus graves des droits de l’homme dans l’histoire moderne ont été commises par des régimes totalitaires occidentaux », ce qui est vexant pour Pol Pot et une phalange d’ogres africains ; quelques pages plus loin, de laborieux essais de partage entre terrorisme et guérilla ; ou, page 200, le renvoi de la violence d’extrême gauche aux oubliettes, la vindicte étant réservée aux « voyous racistes d’extrême droite » ; ou encore, peu après, des statistiques précises sur les prévisions d’actes terroristes dans le futur. Nous avons surtout craint un court instant de ne pas entendre parler de l’illustre Chinois qui inventa la poudre avant la Rand ; dès la page 89, nous étions rassurés : l’inusable Sun Zi référence désormais quasi réglementaire, est dûment cité ! ♦