La refondation du monde
Si l’on disait à Jean-Claude Guillebaud que son livre a beaucoup à voir avec l’esprit de défense, il tomberait des nues et demanderait ce qu’est cet esprit-là. Quand on lui aurait expliqué qu’il s’agit, pour les membres d’une collectivité, d’être prêts à défendre, et jusqu’au sacrifice, ce qui leur tient à cœur, il reconnaîtrait que c’est bien de cela qu’il parle, ou cela qu’il cherche. « À quoi croyons-nous, au juste ? », demande-t-il. Comme la réponse n’est pas évidente et que le soupçon existe que nous ne croyions plus à rien du tout, son titre est un programme, qui nous remplit d’espoir. Il nous faut, précise-t-il, retrouver « ce minimum fondateur dont la modernité (…) porte le deuil ».
L’ouvrage se déroule en trois parties. La première est le constat du naufrage : pour le plus dramatique, les grands massacres du siècle, de la Grande Guerre aux colonies, en passant par Lénine et Hitler ; pour le plus actuel, la dictature du marché qui, subrepticement, unifie la pensée.
La deuxième partie est le cœur du livre. L’auteur y décrit, avec une effrayante lucidité, ce que l’époque a fait du « testament occidental » et comme elle a ébranlé les six piliers sur lesquels reposait notre « vision du monde ». Celle-ci nous venait des Grecs, des juifs et des chrétiens. L’auteur fait l’inventaire de cet héritage : l’espérance en place du destin, l’individu émancipé, l’égalité des hommes devant leur Dieu, la raison critique aussi, l’universalisme et, conséquence de tout cela, la Justice. Ces « valeurs », que sont-elles aujourd’hui devenues ? Le temps, réduit au seul présent, rend l’espérance sans objet. L’individu, tout occupé de lui-même, est aveugle au bien commun. L’égalitarisme est changé en son contraire, le néolibéralisme poursuivant un véritable « projet inégalitaire ». La « technoscience » confisque la raison et se pare très abusivement des plumes de la culture. L’universel est travesti en mondialisme. L’ordre pénal a remplacé l’ordre moral, que personne (et même l’auteur à ce qu’il semble) n’oserait regretter.
Le tableau de la déroute nous vaut de jolies formules et de lumineuses réflexions. Sur le futur : « Le temps va-t-il encore quelque part ? ». Sur notre Révolution et nos révolutionnaires, affolés de l’audace qu’ils ont eu de mettre Dieu par terre. Sur le retour du bouc émissaire, recherche frénétique des coupables, choisis si possible parmi les puissants, par quoi chacun se donne bonne conscience. Sur la science et ses prétentions nouvelles, occasion d’une charge furieuse contre Claude Allègre, « positiviste anticlérical » à la Bouvard et Pécuchet, et d’une autre contre Jean-Pierre Changeux, auteur de L’Homme neuronal, titre horrifique qui n’a pas empêché son inventeur d’être un temps président de notre Conseil national d’éthique.
Jusqu’ici on suit Jean-Claude Guillebaud avec délectation. Son argumentation s’appuie sur une érudition éblouissante dont, fort honnêtement, il cite toujours les sources. Toutefois, si la description des ruines est saisissante, rien ne laisse encore prévoir leur remise en ordre, la « refondation » annoncée. La troisième partie va peut-être nous éclairer : « Rendez-vous avec le monde ». Nous allons être déçus. Sans doute l’auteur a-t-il beaucoup progressé. En 1995, il présentait déjà une « enquête sur le désarroi contemporain » ; mais alors, c’est La trahison des Lumières (1) qu’il rendait responsable du désarroi. C’était un contresens : les Lumières sont à l’inverse des valeurs fondatrices. Soumettant celles-ci au feu impitoyable de la raison, les Lumières sont à l’origine même du désarroi. Jean-Claude Guillebaud paraît avoir pris conscience de son erreur première. « Aucune société avant la nôtre, écrit-il maintenant, n’avait tenté de faire vivre ensemble des individualités que n’assujettirait plus aucun absolu contraignant ». Mettant Dieu hors la loi, c’est ce que nous avons fait, et le résultat est là, angoissant : « Que sommes-nous tentés de fuir, sinon l’effroi du non-être ? ».
On ne saurait mieux dire, ni mieux suggérer la solution : le retour au fondement judéo-chrétien (2) de notre civilisation, fondement dont l’auteur ne cesse de célébrer les bienfaits. Cependant, ni morale ni sacré ne sont, à l’en croire, de mise désormais. Du retour aux sources on ne veut à aucun prix et comprenne qui pourra. À la dernière ligne du livre, notre déception est à la mesure de l’attente qu’il a fait naître. Déçus ? Pis : floués. ♦
(1) Également publié au seuil.
(2) L’auteur prend grand soin de toujours distinguer les deux Révélations. C’est dans un même souci de correction qu’il fait maintes politesses à l’islam.