Des choix difficiles : les dilemmes moraux de l’humanitaire
Cet ouvrage, publié d’abord en anglais à l’initiative du Comité international de la Croix-Rouge, vient à point nommé. Soir actualité n’a guère besoin d’être soulignée. Sorti de presse juste au lendemain de l’intervention militaire de l’Otan au Kosovo, il a pu bénéficier, sur ce thème, d’une postface substantielle de Jean-Christophe Rufin pour l’édition française, ainsi que d’un premier chapitre rédigé par Pierre Hassner, qui n’a pas soir pareil pour passer cri revue les mutations des formes de la guerre et de l’emploi de la violence à l’époque de l’après-guerre froide.
Coordonné par Jonathan Moore, conseiller auprès de l’administrateur du Pnud, professeur de science politique à Harvard et ancien du département d’État, ses principaux contributeurs se signalent par leur expérience et leur connaissance du sujet. Kofi Annan se livre à d’utiles réflexions sur l’un des thèmes clefs de la 54e Assemblée générale des Nations unies : maintien de la paix, intervention militaire et souveraineté nationale dans les conflits armés internes. Dressant, avec prudence, le bilan de l’action de l’Organisation mondiale engagée dans bon nombre de conflits (Somalie. Cambodge, Bosnie, Rwanda), il constate que « l’on s’écarte rapidement de l’indifférence, de l’acceptation de ce que l’on pourrait appeler l’emploi abusif de la notion de souveraineté, pour aller vers un engagement moral plus ferme, vers une communauté internationale fondée sur des normes et critères partagés, ainsi que sur une volonté réelle de défendre ces valeurs fondamentales ». Bon nombre de représentants spéciaux ou chefs de mission de l’Onu rendent compte de manière directe de leur expérience sur le terrain. Ainsi le général canadien Romeo A. Dallaire, qui a commandé la Minuar (Mission des Nations unies d’assistance au Rwanda), n’hésite pas à imputer à la faiblesse, voire au refus de la communauté internationale de s’engager, l’ampleur du génocide qui a été perpétré dans une quasi-indifférence.
« Pour être moral, il faut être opérationnel », écrit Jonathan Moore. Pour Mohamed Sahnoun, ancien représentant de l’Algérie à New York, l’intervention en Somalie « ne fut pas une page glorieuse ». Il critique le mélange des genres : « une action à but humanitaire employant des moyens militaires, une action militaire se cachant derrière des motifs humanitaires ». Cela lui permet de passer en revue les quatre volets de l’intervention humanitaire, à savoir : les relations qu’elle entretient avec les populations sensibles destinataires de l’aide, celles qu’elle noue avec les responsables gouvernementaux et des acteurs politiques suspicieux y compris les belligérants et chefs de guerre, ses rapports avec les entités internationales, politiques et militaires, et enfin sa relation avec la problématique des droits de l’homme, incluant la protection des victimes des tragédies humanitaires. D’autres interventions plus heureuses, de l’Onu sont passées au crible : Haïti et le Cambodge.
Parmi les nombreuses contributions, on retiendra aussi celle portant sur les camps de réfugiés et le transfert de populations. Rony Brauman y passe en revue les principaux cas qui ont attiré l’attention internationale depuis le milieu des années 70 et expose le dilemme moral qui s’est constamment posé aux organisations humanitaires. Il retrace également l’évolution de celles devenues pleinement adultes, dotées de moyens accrus au point de devenir des « entrepreneurs de cause ». Juger les criminels de guerre, assurer la reconstruction morale après les conflits, limiter les transferts d’armes, sans oublier la propagation du sida lors des conflits internes, la gamme des problèmes examinés apparaît, on le voit, fort large.
Dans son analyse fouillée, presque à chaud, de l’intervention de l’Otan au Kosovo, Jean-Christophe Rufin montre l’imbrication étroite entre l’objectif militaire – faire plier Belgrade – et les préoccupations humanitaires, ces dernières ayant essentiellement accaparé l’attention des opinions publiques au point d’annexer purement et simplement l’action des « humanitaires ». Celle-ci n’en reste pas moins vitale, car par essence elle est apolitique, mondiale et non subordonnée à des buts de guerre. D’où sa suggestion de créer une Haute Autorité mondiale neutre et impartiale ne laissant pas aux seuls protagonistes le choix des armes de la propagande : nombre de victimes, de réfugiés, nature des violences… Cela supposerait un surcroît d’autorité confiée à l’Organisation mondiale, bien que des États et non seulement les puissants hésitent à franchir le pas.
Au cours de cette dernière décennie, l’action humanitaire a passablement évolué en prenant un formidable élan. Elle est devenue un terme passe-partout qui est à la fois magique et trompeur. Certes, les dilemmes de l’humanitaire ne datent pas d’aujourd’hui, mais jamais peut-être la communauté internationale n’a montré autant de disposition, à les résoudre. Un véritable partenariat s’est instauré entre les différents acteurs impliqués dans les crises (ONU, Otan, ONG, gouvernements, presse), qui prend de plus en plus en compte les responsabilités et domaines de compétence de chacun d’entre eux en vue de renforcer la cohérence globale de la gestion des crises. Celle-ci est loin d’avoir atteint son optimum. L’atteindra-t-elle d’ailleurs un jour ? Toutefois, désormais, on peut se frayer un meilleur chemin au milieu du chaos. ♦