L’arc alpin
Le festin de Kronos une fois digéré, et avec lui bon nombre d’autres ouvrages de l’auteur, Gérard-François Dumont, universitaire de haut rang, écrivain de talent et homme de conviction (le tout étant parfaitement compatible) s’attaque à l’« arc alpin ». Recteur de l’académie de Nice, tenant par conséquent solidement un des bouts de la chaîne, il est bien placé pour le faire, secondé en outre par une équipe internationale de savants professeurs tout aussi compétents puisque exerçant à Trente, Innsbrück ou Genève. L’histoire ne dit pas quelle fut la part de chacun, mais l’unité est assurée parmi les huit chapitres, ne fût-ce que par d’élégantes transitions.
Situé au cœur du Vieux Continent, le massif ne semble pourtant pas jouer le rôle déterminant qu’on pourrait à première vue lui attribuer. Comme l’Angleterre est une île, « les Alpes sont une montagne » ; ce truisme volontaire en dit long. Il signifie en effet un environnement hostile, mal adapté à l’ère industrielle et qui n’est devenu que depuis peu « espace de jeu » et paradis touristique ; il explique aussi un cloisonnement extrême (malgré les « portes précieuses » offertes par le réseau des grandes vallées), qui rend assez illusoire la vision idyllique d’un homo alpinus standard. Sans doute ne faut-il pas se laisser emporter par le « choc émotionnel que procure le spectacle de la montagne » pour en déduire l’existence de quelque stéréotype de monde rustique, libre et vertueux à la Rousseau, résistant de son mieux à l’« exploitation forcenée » des marchands de neige et au pavé de l’ours d’un « paternalisme urbain » qui, prétendant désenclaver, ne fait que favoriser l’émigration et vider les territoires.
En fait, cet espace géographiquement cohérent n’a jamais eu son « équivalent politique ». Contournées par les Romains comme l’atteste le trophée de la Turbie – plusieurs fois cité ici et assurément cher au cœur de notre auteur –, franchies seulement par quelques généraux inspirés comme Hannibal et Bonaparte, mais passage obligé pour les marchands, les Alpes sont partagées entre une demi-douzaine d’États ne voyant pas d’inconvénient à l’existence au milieu d’eux d’une « confédération libre mais faible qui arrange tout le monde ». Une des parties les plus intéressantes et originales de l’ouvrage, le chapitre V, révèle que, vraie le long des Pyrénées, la notion de frontière naturelle fixée selon des « critères oro-hydrographiques » est un mythe si l’on prétend l’appliquer aux Alpes. La politique traditionnelle et sage chercha au contraire à réunir les versants, favorisa « le contact et non la rupture » et préféra les « États portiers » aux « États barrières ». De toutes nos frontières, celle qui nous sépare de l’Italie est, pour l’essentiel de son tracé, la plus récente. Notre face-à-face militarisé et protectionniste de 1880 à 1950 avec la sœur latine s’est révélé asphyxiant et défavorable à l’établissement de liaisons faciles, alors même que se creusaient ailleurs le Gothard et le Simplon, fleurons de la révolution ferroviaire, en attendant les percées autoroutières. Nice (on y revient), à l’intersection de l’arc alpin et de l’arc latin, en a souffert ; sa région reste un « Finistère » et, sur le plan maritime, une simple « solution de rechange ».
On voit qu’en fait de présentation valorisante, sur fond de cor des Alpes, de verts pâturages et de cimes enneigées, à laquelle on aurait pu s’attendre en abordant le livre, l’analyse est plutôt pessimiste. Que ce soit sur l’ensemble alpin ou sur le cas particulier de nos départements de l’angle Sud-Est, elle conclut à un « retard de progrès » qui contraste avec la prospérité des temps anciens, diagnostic d’une décadence baptisée ici « le paradoxe alpin », encore que ce terme ne fasse pas l’objet d’une définition précise.
Invité ainsi à redécouvrir une région largement « méconnue », le lecteur trouvera peut-être au passage le chapitre VII, l’avant-dernier, de lecture plus ardue que les précédents et quelquefois poussé dans la confrontation des arguments jusqu’à la dialectique, mais il s’inclinera au total devant le sérieux d’une étude exhaustive bardée de références et illustrée par des cartes et croquis (malheureusement pas toujours bien lisibles) ; il pourra découvrir comment l’exemple de cette juxtaposition de microsociétés est susceptible de fournir une sorte de « laboratoire de compréhension et de réflexion pour construire l’Europe ». ♦