L’Asie en danger
La tourmente financière qui s’est abattue sur l’Asie orientale à partir de l’été 1997 a largement surpris l’opinion et apporté un singulier démenti à l’idée que ses performances économiques étaient liées aux prétendues valeurs asiatiques : solidarité, discipline collective, moralité, épargne…
Habitué de l’Asie depuis près de trente ans, Jean-Luc Domenach, directeur scientifique de la FNSP, eut assez tôt le pressentiment que l’Asie ne pouvait guère poursuivre sa course effrénée sans connaître certaines difficultés. En témoigne son article, très prémonitoire : « Asie orientale : la montée des périls », paru fin 1995 (Politique internationale, n° 70, hiver 1995-1996). Depuis ses premières intuitions, il s’est rendu à plusieurs reprises sur les lieux pour affiner sa perception et capter toutes les manifestations de ce qu’il n’hésite pas à désigner comme une « véritable crise de société ». Le fondement des difficultés actuelles « est loin d’être exclusivement économique, mais relève plutôt des domaines de la société, de la politique, de la culture ». L’Asie est en danger, estime-t-il, à cause des déséquilibres qui se sont accumulés pendant les deux dernières décennies.
L’espace asiatique (le tiers des terres émergées, 60 % de la population mondiale) a entamé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un processus « d’asiatisation ». Il s’est agi avant tout d’un effort de réoccupation de l’espace et de réappropriation de leur destin collectif de la part de peuples fiers de leur passé prestigieux et de leur haute culture, laissés momentanément à l’écart du progrès, mais désireux de rattraper le temps perdu en investissant tous leurs efforts dans le domaine économique. D’où le fait que l’argent et la croissance ont tenu lieu, pendant des années, de « valeurs » presque exclusives pour la société, et de principal élément de légitimité pour les pouvoirs, la tutelle politique étant compensée par des augmentations constantes du niveau de vie des populations.
Une telle polarisation sur le domaine économique « a suscité le trouble des sociétés ». L’urbanisation trop rapide est loin d’avoir été maîtrisée ; elle a été accompagnée d’une montée des coûts externes : déficits des transports publics, bidonvilles, pollution, misère urbaine… La corruption a pénétré dans tous les secteurs de la société. Le règne de l’argent roi a provoqué bien des interrogations au sein de sociétés néo-confucéennes habituées à un certain égalitarisme. La criminalité s’est développée et s’est perfectionnée, comme en témoigne la pénétration des yakusa dans le monde bancaire japonais. Tout cela s’inscrit donc en faux contre l’image de sociétés uniformes, disciplinées, sages, ordonnées, qu’un certain européanisme ou américanisme développait avec complaisance.
À ce trouble des sociétés se sont ajoutées les fragilités de la politique. Certes, en dehors des deux cas extrêmes de la Corée du Nord et de la Birmanie où le règne de la violence domine, la plupart des sociétés asiatiques se sont apaisées ; mais leurs systèmes politiques sont restés trop souvent rigides et inadaptés aux changements intervenus dans le domaine économique. Les États ont joué remarquablement leur rôle d’appui et d’incitateur du développement, mais n’ont su ni intégrer les classes moyennes, ni satisfaire les aspirations de parties de plus en plus larges des populations. Surtout, ils doivent s’adapter à l’évolution économique en cours et répondre au défi des communications audiovisuelles. Enfin, contrairement à ce que la plupart des observateurs avaient cru pouvoir interpréter comme la manifestation d’une entente continentale, le « nouvel asiatisme » a révélé la faiblesse de la solidarité entre les États de la région.
Ce constat général dressé, Jean-Luc Domenach analyse en détail le rôle des deux « parrains » de l’Asie, la Chine et le Japon, dont les rapports de coopération et de rivalité se croisent incessamment. Chacun cherche à devenir l’élément clé de la région, et au premier chef le point de passage obligé pour les États-Unis. Ils sont à la fois admirés et craints dans la région. Pékin poursuit une politique extérieure active, procède à des ventes d’armes remarquées, fait preuve de responsabilité en ne dévaluant pas le yuan. Le Japon, lui, même s’il apparaît comme la seule « vieille » puissance industrielle d’Asie, traverse une véritable crise existentielle.
Avec une prudence fort légitime, l’auteur se garde de faire des prévisions sur les suites des secousses en cours. Il n’en livre pas moins un certain nombre de constatations. La première est qu’une différenciation doit être opérée entre les pays en grave difficulté (Corée du Sud, Thaïlande, Indonésie), les sérieusement atteints (Malaysia, Philippines, Vietnam) et ceux qui s’en sortent moins mal (Singapour, et surtout Taiwan), auxquels il convient d’ajouter les géants blessé (Japon) ou encore vaillant (Chine). La seconde porte sur les rapports avec l’Occident et en particulier avec les États-Unis. L’Asie orientale sera-t-elle tentée de reconstituer son unité sur un programme antiaméricain dont la Chine pourrait être l’inspiratrice ? Jean-Luc Domenach ne le pense pas, mais en examine néanmoins les possibilités. La question centrale est bien celle des évolutions internes. D’énormes incertitudes pèsent sur le proche avenir de l’Asie orientale. Les pouvoirs, forts des succès économiques, ont pu maintenir les populations en lisière. Qu’en sera-t-il demain si la crise s’approfondit et se prolonge ? Sur ce point, bien des inconnues persistent. La paysannerie, qui a beaucoup facilité l’industrialisation, favorisera-t-elle la sortie de la crise ? Comment réagira la classe ouvrière, qui a consenti de lourds sacrifices, confrontée qu’elle est désormais aux perspectives d’un chômage massif ? Quant aux classes moyennes, qui sont intervenues à plusieurs reprises sur la scène politique, à Manille en 1986, à Rangoon en 1988, à Pékin en 1989, à Bangkok en 1992, et récemment encore en Indonésie, se manifesteront-elles à nouveau pour exiger une démocratisation réelle des régimes ? Pour sortir de la crise, conclut Jean-Luc Domenach, il faudra bien que les sociétés d’Asie orientale affrontent les problèmes de la modernité qui sont principalement culturels : diffusion des techniques, liberté totale de la recherche, éclosion de la pensée philosophique et critique, instauration de la primauté du politique. L’Asie orientale doit aussi repenser son rapport au temps et à l’espace, arrêter sa course effrénée pour se donner le temps de prévoir et réfléchir, ne plus massacrer son espace. Le Japon et la Chine devraient mieux s’accorder et non se concurrencer et s’épier. Quant aux États-Unis, ils doivent maîtriser leur victoire, et l’Europe être plus présente et active. On le voit, la liste des conditions à remplir est longue ; mais les atouts de la région, maintes fois passés en revue, demeurent.
La synthèse de Jean-Luc Domenach, bien écrite, solidement documentée et habilement raisonnée, nous invite non seulement à nous départir d’un « asiatisme » un peu simpliste, mais aussi nous engage à voir dans l’Asie orientale autre chose qu’un simple objectif commercial. Elle montre, en définitive, qu’au-delà de la crise actuelle, c’est l’entrée dans notre monde que devront opérer les sociétés asiatiques. Qu’apparaît surannée la pensée de Hegel qui plaçait la Chine et les Indes hors de l’histoire du monde, car « tout changement y est exclu » ! ♦