Le pays ancien-nouveau
L’ouvrage de Theodor Herzl n’est pas seulement un roman ; le récit du fondateur du mouvement sioniste constitue surtout un document historique. En 1895, cet écrivain juif, journaliste à Vienne et d’expression allemande, avait exposé dans L’État juif les raisons et les conditions de la création d’une nation en Palestine destinée à accueillir les descendants des anciens Hébreux. Dans Le pays ancien-nouveau, roman de politique-fiction paru en 1902, il projette l’expérience sioniste devenue réalité. Pour l’auteur, la solution de la communauté juive a toujours été « dans le retour à la Terre promise, cette terre ancienne dont le peuple porte en lui la nostalgie bimillénaire, et qui attend, pour devenir une terre nouvelle, le retour de son peuple dispersé ». Herzl n’a pas appelé son pays Israël, ou Sion, ou Nouvelle-Palestine, ou Judée. Dans la réalité, et dans la première ébauche du livre, en 1899, il avait envisagé « Nouvelle-Sion ». Dans le récit imaginaire qu’il nous propose, le journaliste viennois la nomme tout simplement la Nouvelle-Société. C’est une appellation volontairement neutre qui indique cependant que l’écrivain juif veut y promouvoir du social et du moderne.
La Nouvelle-Société a utilisé pour se construire sur la terre ancestrale les techniques économiques, scientifiques, politiques et sociales qui avaient fait leurs preuves dans d’autres pays, au début du XXe siècle. Les Juifs les ont alors portées à la perfection dans le « pays ancien-nouveau ». Dans ce nouvel État, tous les membres (hommes et femmes) consacrent deux années de leur vie au service de la communauté. Cette période de service fournit à la Nouvelle-Société un réservoir inépuisable d’auxiliaires pour toutes les institutions reconnues d’intérêt public. Dans le domaine des réalisations qui font la fierté du « pays ancien-nouveau », l’auteur met en évidence le réseau des voies ferrées. « L’insignifiante ligne Jaffa-Jérusalem » n’étant plus à l’échelle des besoins futurs, les pionniers juifs mettent sur pied une ligne côtière vers Port-Saïd au sud, et, en direction du nord, vers Beyrouth, par Césarée, Haïfa, Tyr et Sidon, avec correspondance pour Damas. Puis vient le chemin de fer de la vallée du Jourdain, avec des « embranchements orientaux et occidentaux » pour rejoindre le lac de Tibériade et les chemins de fer du Liban. Le « pays ancien-nouveau » est ainsi situé en un point névralgique du réseau ferré au Proche-Orient. Les actionnaires de la Nouvelle-Société peuvent aussi s’enorgueillir d’avoir érigé les plans des villes modernes (Haïfa, Jaffa, Tibériade…). Toutes ces réussites sont le résultat de l’efficacité du travail collectif. Le comportement grégaire est favorisé par la distribution des terrains, qui obéit à des règles strictes. Celui qui assume une part importante des charges (construction des rues, restauration des chemins, installation de l’éclairage et des conduites d’eau…) se voit ainsi attribuer les emplacements les mieux situés ou les plus grands. Dans le domaine culturel, la Nouvelle-Société a mis sur pied une « Académie juive » qui s’inspire du modèle plusieurs fois centenaire de l’Académie française. L’institution possède quarante académiciens recrutés par cooptation. Ces éminentes personnalités perçoivent un salaire qui les libère du souci de gagner leur vie, « de sorte que leur art, leur philosophie et leur science n’ont pas à se préoccuper de plaire ou de déplaire à qui que ce soit ».
Beaucoup de commentateurs sont aujourd’hui surpris de voir réalisées les prophéties de Herzl dans cet État d’Israël qui a vu le jour quarante-quatre ans après la mort de l’écrivain en 1904. L’auteur du « pays ancien-nouveau » a eu la vision juste du retour à Sion avant qu’il ne se réalise, mais à un moment de l’histoire du peuple juif où les conditions d’un tel événement existaient aussi dans les ghettos de Russie et dans les terres incultes de la Palestine. Israël et le « pays ancien-nouveau » ont été bâtis avec le même esprit. La Histradouth, le kibboutz, les coopératives de production et de distribution traduisent l’aspiration à la justice sociale de l’utopique Nouvelle-Société. Herzl s’est toutefois trompé sur certains détails, lorsqu’il énonce notamment que « la religion avait été exclue une fois pour toutes du domaine des affaires publiques », ou bien que « les Juifs s’entendaient parfaitement avec les Arabes et n’auraient pas besoin d’armée ». L’écrivain juif, prophète convaincu et rêveur humaniste, a cependant mis en tête de son livre : « Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve », et à la dernière page : « Toutes les actions ont commencé par le rêve ». ♦