Les nationalismes en Europe
On ne peut pas dire que le sujet soit nouveau, et pourtant Eric Nguyen parvient à faire du neuf avec du vieux et à offrir sur ce thème rebattu des nationalismes en Europe un petit livre bien écrit, sympathique et intelligent, même si le plan paraît un peu artificiel et les arguments maniés parfois de façon répétitive.
Encore que l’auteur s’efforce de présenter séparément, voire d’opposer, l’Est et l’Ouest du Vieux Continent, le phénomène apparaît clairement dans sa généralité : le double effet de la construction européenne (avatar en modèle réduit de la mondialisation) par le haut, et des nationalismes-régionalismes (car il n’existe entre les deux termes qu’une « différence de degré et non de nature ») par le bas, menace l’État nation de dislocation. Le mouvement est bien amorcé et à première vue plutôt séduisant : des eurorégions homogènes, peu soucieuses d’avoir à soutenir de leurs deniers des contrées pauvres et paresseuses sous prétexte que celles-ci sont teintées de la même couleur sur la carte politique, « plus souples, plus efficaces » que les États traditionnels, sont en outre susceptibles de s’associer à la demande selon les occasions, les proximités et les affinités, en oubliant les vieilles frontières. Paris et Madrid ont alors fait leur temps ; Barcelone, Munich, Milan ou Lyon deviennent les chefs-lieux de ces circonscriptions autonomes au sein de la fédération européenne, tandis que, sans renier leur appartenance au second degré au continent, Basques et Bretons sont enfin libres localement de dépasser le stade des danses folkloriques et retrouvent leur identité sous l’œil bienveillant des diasporas réparties de Montparnasse à Manhattan. Les Italiens du Nord se débarrassent du Mezzogiorno, comme les Tchèques ont donné de bon cœur leur congé aux Slovaques et les Slovènes ont gardé pour eux seuls leur niveau relatif élevé de développement. Plus de bombes à Bilbao ni à Bastia. Les leaders jusque-là étouffés à l’ombre des capitales, comme Jordi Pujol le Catalan et Umberto Bossi le Lombard peuvent accéder au pouvoir en pleine lumière. Au besoin, on réécrira l’histoire en « remodelant le passé » dans le sens voulu, puisqu’« une nation devient légitime lorsque ceux qui la composent la croient légitime ».
Nguyen ne prend pas parti sur la validité de ce schéma, même s’il juge « non viables » les anciens États multinationaux à l’image de l’Autriche-Hongrie ou de la Yougoslavie. Il se refuse à « balayer d’un revers de main » les thèses passéistes et fait bien apparaître les insuffisances et les risques de l’opération, en citant Freud sur le « narcissisme des petites différences », ainsi que Philippe Séguin à propos des multiples « communautés crispées sur les égoïsmes locaux ». Il constate par ailleurs, à partir des exemples espagnol et belge, que « les concessions aux micronationalismes ne font qu’aviver les revendications séparatistes » ; à cet égard, la politique actuelle de Londres vis-à-vis de l’Écosse relève d’un « pari risqué ». A contrario, la régionalisation permet au pouvoir central de diluer les demandes les plus pressantes et les plus authentiques en les noyant de façon machiavélique parmi celles des voisins. Enfin, où s’arrêter dans la prise en considération de la « multiplicité des appartenances » (qui ne sont pas seulement de nature régionale) et de la « pluralité des identités » ? Faut-il envisager (la notion d’intégration l’emportant sur celle d’assimilation) l’« autonomie personnelle » à la hongroise dans la complexité de « nations éclatées en minorités éparpillées » ?
À cet égard, la situation de la France où, contrairement à la plupart de ses voisins, l’État précéda la nation et qui exporta ensuite à Valmy un concept qui lui retomba sur le nez à Leipzig, est particulière. Le chapitre IV montre comment le régionalisme passa dans notre pays de la droite girondine à la gauche néo-jacobine, pour aboutir au « bilan mitigé » de la décentralisation contemporaine. Effectivement, ne peut-on pas être terrifié en songeant au regain d’intérêt accordé aux dialectes régionaux au moment où on déplore le taux d’illettrisme chez les jeunes Gaulois ?
Ce livre d’apparence modeste est en réalité fort dense et mérite une lecture attentive. À côté du raisonnement d’allure synthétique, on y trouvera aussi bien une analyse fine du dossier corse que le désormais rituel couplet antiserbe ou des considérations (pas absolument évidentes) sur les rapports entre nationalisme et démocratie. Chaque chapitre est suivi d’extraits de textes et les références en bas de page sont nombreuses, invoquant notamment Girardet, Hermet, Rupnik ou Thual. À chaque lecteur, sur ces bases sérieuses, de se demander si, de l’Atlantique à l’Oural, une « idéologie de rechange » interviendra dans un contexte de déclin des États nations traditionnels, « trop petits pour les grands problèmes et trop grands pour les petits ». ♦