Histoire de l’Irak. De Sumer à Saddam Hussein
La splendeur de Babylone, Ur en Chaldée, le Code de Hammourabi, l’épopée de Gilgamesh, Ninive, Nabuchodonosor, Haroun el-Rachid, l’empire des Abbassides, le sultan Saladin, tout cela c’est l’Irak, dans l’histoire et dans la légende ; mais il est aussi le théâtre, plus proche de nous, d’une des grandes révolutions du siècle, celle du nationalisme baassiste, si important et si mal compris, qui reprend la grande leçon que leur passé a enseignée aux Irakiens, à savoir que pour survivre en tant que peuple il leur faut la force d’un État, « c’est-à-dire l’autorité au service d’un projet innovateur et s’inscrivant dans la durée ». Et l’État est né à Sumer.
Pour nous, Charles Saint-Prot, éminent orientaliste et politologue, perce la nuit des temps grâce aux éclairs de son érudition. Consacrant ses premiers mots à la citation de Spengler qui relativise la vision européenne de l’histoire en parlant de « l’énorme illusion d’optique, depuis longtemps passée à l’état d’habitude, qui nous fait croire qu’au loin, en Chine et en Égypte, l’histoire de plusieurs millénaires se condense en quelques épisodes, tandis qu’auprès de nous, dans nos régions, depuis Luther et surtout Napoléon, les décennies s’enflent comme des fantasmes », il la justifie aussitôt à propos de l’Irak en montrant, pour reprendre ses propres termes, que le fracas de l’histoire y a été plus assourdissant que partout ailleurs. Dès l’origine il en fut ainsi puisque là apparurent, plus tôt qu’en Chine ou en Égypte, les sources fécondes qui irriguèrent les grandes civilisations de l’humanité. Les Hébreux eux-mêmes lui furent redevables de l’inspiration et du souffle qui parcourent la Bible puisque c’est précisément au retour de la captivité à Babylone que la religion juive prit son visage définitif. Pendant quatre millénaires, ce fracas de l’histoire accompagne l’écroulement des empires de l’Antiquité, qui se solde trop souvent pour la Mésopotamie par le sac des villes, la ruine des campagnes, l’occupation étrangère et, pour finir, le pénible effacement des ravages causés. Alexandre le Grand choisit Babylone pour capitale, les légions de Rome plantent leurs enseignes jusqu’aux rivages du Golfe, les chrétiens, plus tard encore, se déchirent dans d’impitoyables querelles confessionnelles qui paveront la voie des cavaliers de l’islam, porteurs d’un message fort et clair.
À ceux-ci, il ne fallut pas plus de quelques décennies pour que leurs chevaux aillent s’abreuver dans les eaux de la Garonne et dans celles de l’Indus. Bagdad, sous les Abbassides, devint la métropole prestigieuse du monde musulman, mais leur empire, probablement le plus puissant de l’univers au moment de son apogée, finit par succomber, trop étendu qu’il était, trop cosmopolite, trop engagé dans les sempiternels différends dans lesquels pataugeaient des provinces excentriques. Alors tomba « la nuit ottomane », suivie du « réveil arabe », et ensuite, de 1921 à 1958, régnèrent en Irak les rois hachémites, que détrôna une révolution qui, pour finir, mit en place le régime baassiste. Chaque partie de l’ouvrage évoque ainsi, lumineusement, les principaux événements qui ont provoqué les heurs et malheurs de la nation irakienne, rappelle les stratégies des conquérants et des défenseurs et met en relief la permanence des intérêts des différentes communautés habitant une région aussi tourmentée.
Les Européens doivent y être d’autant moins indifférents que le sort de vastes pans de leur continent a souvent dépendu de ce qui se tramait au Proche-Orient ; tel fut le cas encore récemment lors des deux guerres mondiales et à l’occasion des rééquilibrages qui les suivirent. Les Français, en particulier, devraient garder en mémoire qu’Haroun el-Rachid entretenait des relations avec Charlemagne, que François Ier s’intéressait aux communautés chrétiennes de Mossoul et que le baassisme a reçu l’influence de notre Révolution.
Chacun sait, en revanche, que Paris a été le partenaire préféré de Bagdad tout au long de la dernière décennie. Cette idylle entre notre Marianne et Saddam Hussein peut paraître aujourd’hui difficile à comprendre. Il est pourtant vrai que les grandes amours sont parfois des énigmes, pour les témoins, bien sûr, et, leur flamme éteinte, pour les amants eux-mêmes. Longtemps, Marianne a eu pour lui les yeux de Chimène. Se souvenait-elle que, dans son premier avatar, elle avait comme lui embrassé un idéal jacobin et égalitaire, maté sans pitié les insurrections de la périphérie, recouru à la Terreur contre les ennemis de la république, porté le fer chez des voisins rétrogrades ? Lorsqu’ils se rencontraient, ils se félicitaient l’un l’autre d’avoir entrepris avec succès, chacun à sa manière, la modernisation d’un cher et vieux pays. Il avait nationalisé les grandes richesses nationales, elle aussi. Il était fier d’un glorieux passé, elle ne l’était pas moins du sien. Lui, repoussant la perfide Albion et se méfiant de l’équivoque Moscovie, était flatté de voir s’ouvrir pour lui des bras d’autant moins dangereux qu’ils n’étaient pas proches. Ils se complétaient puisqu’il avait besoin de tout et qu’elle pouvait tout lui fournir. Par chance, les ressources de son territoire le faisaient riche, si bien qu’il avait une séduction de plus : il était, pour ainsi dire, beau comme Crésus.
À partir de ce jeu de miroirs plus ou moins déformants se développèrent les plus étroits des liens. De mille façons, nous avons aidé l’Irak. Retour de balancier, une mésentente au goût amer est venue par la suite. L’auteur a le courage de rester fidèle aux sentiments qu’au temps de la longue lune de miel il portait au pays des deux rivières, à son peuple et à ses dirigeants, alors que ces sentiments se sont fanés jusque dans le cœur de ceux qui, naguère, les proclamaient éternels. En le lisant, on ne peut s’empêcher de le noter avec sympathie, non sans, par-ci par-là, être amené à faire la part de ces sentiments.
Facile à lire, instructive à chaque ligne, ouvrant çà et là des échappées de philosophie politique ou de philosophie tout court, l’Histoire de l’Irak devrait figurer parmi les livres de chevet de ceux qui ne renonceront jamais à comprendre un Orient aussi envoûtant que compliqué. ♦