L’avant-guerre civile
Sous une présentation d’allure modeste, le lecteur découvrira, émanant d’un universitaire qui a déjà beaucoup publié en Suisse, un petit livre original dans le fond et dans la forme et politiquement fort incorrect. Le thème en est à peu près le suivant : étant donné que l’amour ne se construit, négativement, qu’à partir de la haine, le meilleur lien qui puisse souder une collectivité est l’existence d’un ennemi dûment identifié, contre lequel la guerre (ou au moins une hostilité viscérale) « maintient la cohésion de l’ensemble » au nom de l’union sacrée.
À défaut, Eschyle et Platon étant appelés à la barre des témoins, les différences internes resurgissent et, en l’absence de grandes haines, ne reste que la ressource d’en assouvir de plus petites par la guerre civile. Si donc l’adversaire extérieur (le barbare) vient à disparaître, le pouvoir perd un moyen privilégié de rassemblement frileux autour de lui. Loin de rechercher l’apaisement, les gouvernants laisseront alors se développer des crises internes de remplacement, et au besoin donneront un coup de pouce pour les déclencher ou les aggraver (sans toutefois aller jusqu’à l’irréparable), de façon à apparaître ensuite comme le seul recours crédible en tant que détenteurs du monopole de la violence légitime. CQFD. On voit combien le constat devient machiavélique et l’accusation redoutable : pompiers pyromanes, nos leaders « flirtent avec le danger » ; laissons entrer la drogue, puis dénonçons-en les méfaits avant d’intervenir au secours de notre jeunesse menacée (Baudelaire avait en son temps évoqué cette manœuvre cynique) ; mettons en vedette les agissements des mouvements néo-nazis pour, « ayant érigé l’antinazisme en fonds de commerce », se donner la gloire de réagir contre la bête immonde ; lançons « le slogan de l’intégration », car « face à la juxtaposition des ghettos… d’un État muticulturel balkanisé… on dispose d’une plus grande marge de manœuvre… que face à un peuple organiquement un, capable de tenir tête à ses dirigeants ». L’insécurité infusée dans les rues et les esprits justifie les contrôles les plus tatillons. Bref, on le sait depuis Aristote, « c’est une vieille recette de gouvernement que d’attiser les antagonismes au sein de la population, pour mieux parvenir à la paralyser », le tout à l’aide des « contre-pouvoirs devenus eux-mêmes instruments du pouvoir ».
Seule défense possible, selon Eric Werner qui entend sans doute promouvoir sa corporation, la modération du philosophe, chantre du compromis, à condition qu’il ne crie pas trop fort, car alors il indispose tout le monde, comme Alceste, et risque de se voir invité à absorber la ciguë. Cependant, cette solution même n’est pas parfaite, car « qu’est-ce qu’un philosophe ayant bonne conscience sinon un idéologue ? », et de l’idéologie, « tournant le dos à l’expérience pour enfiler des raisonnements creux… on bascule vite dans la folie ».
Cette dernière volte-face dialectique est tout à fait dans le style d’un auteur retors qui aime prendre le contre-pied de ce qu’il vient d’affirmer, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre ensuite imperturbablement sa démonstration : la guerre civile est différente de la guerre interétatique, mais c’est finalement en gros la même chose ; « ce ne sont pas les différences qui rendent compte de l’antagonisme… c’est cet antagonisme qui fait prendre conscience de l’existence des différences » ; « la modération est une bonne chose… mais est-elle toujours un bien ? ». Cette pratique du « oui, mais » à répétition, qui culmine dans des formules alambiquées du genre : « La thèse selon laquelle celui que nous prenons pour l’Autre s’identifie en réalité au Même, fait forcément apparaître le Même comme étant en réalité l’Autre » (!), aboutirait à désarçonner le lecteur, si celui-ci ne finissait pas par acquérir l’intime conviction que le professeur s’amuse à promener ses élèves et fait ainsi mieux passer, de façon progressive, des prises de position très actuelles et concrètes sur le contrôle des cerveaux mené dès l’école, la menace islamique face à « l’attitude de fuite de l’épiscopat catholique », la situation dramatique de nos banlieues… pour finir par l’hégémonisme américain exercé par le biais de l’Otan et d’une « machine de guerre idéologico-culturelle qui lobotomise les consciences ».
Voici donc, sans avoir l’air d’y toucher et comme nous l’annoncions d’emblée, un ouvrage engagé, subtil et gaiement sulfureux, maniant le paradoxe avec dextérité et plus susceptible de faire grincer quelques dents que bien d’autres livres annoncés comme des brûlots, alors qu’ils ne sont que pâle et conformiste littérature. ♦