Les avatars du non-alignement
« Version écourtée » d’une thèse de doctorat, l’ouvrage présente les caractéristiques liées à son origine : étude fouillée, documentation abondante et précise tirée notamment des archives du Quai d’Orsay, des FRUS (Foreign Relations of the United States) et des discours et écrits de Nehru ; en contrepartie, chronologie détaillée risquant de noyer l’essentiel dans les sinuosités de quinze chapitres, si le seizième et dernier, consacré au bilan, ainsi que l’excellente et brève conclusion, ne venaient opérer une brillante synthèse.
Voici donc présentée une tranche de vingt ans de politique étrangère de New Delhi, arrêtée il y a trente ans. Il se trouve que cette période couvre les trois premiers plans, moyen de rappeler les dominantes de l’économie indienne et la nature d’ambitions qu’il était hors de question d’atteindre avec les fonds propres ; mais les deux décennies traitées coïncident surtout à peu près avec le règne de Nehru, mort en 1964. Le livre donne une image flatteuse et vraisemblablement méritée de ce grand homme d’État, assurément convaincu, bon comédien à l’occasion, qui sut à la fois ne pas se vendre et naviguer à vue en fonction de circonstances souvent difficiles, voire périlleuses, que le terme d’« avatars » traduit parfaitement.
Inflexible sur le principe, ne pas devenir l’otage d’un des blocs en cette époque de bipolarité, il a cruellement besoin de céréales et de pétrole et doit pour se les procurer avaler quelques couleuvres. Quand on a tant d’ardoises à régler, le budget de la défense sert d’autant plus de variable d’ajustement qu’on invoque le patronage du Mahatma. Le jour où on réalise le gap ainsi créé face à la Chine qui ébranle une porte, tandis que le Pakistan secoue furieusement la poignée de l’autre, l’« appel aux armes » accroît le « coût de la dépendance » vis-à-vis des deux fournisseurs potentiels. Heureusement, notre Jawaharlal dispose dans sa manche de deux atouts : d’une part une importance géographique, démographique et morale faisant de l’Inde un leader du Tiers-Monde qu’on ne peut, ni à Washington, ni à Moscou, laisser basculer dans le clan de l’adversaire ; d’autre part, un rôle de contrepoids face au pachyderme aux yeux bridés qui commence à introduire d’inquiétantes fausses notes dans le duo des superpuissances. Toutes raisons, négatives en somme, qui font que des deux côtés on ne peut voir mourir de faim sans réagir 600 millions d’Indiens, non par amour des vaches sacrées, mais par effet d’un banal calcul.
Les présidents américains, Kennedy plus qu’Eisenhower, sont pleins de bonnes intentions, le département d’État aussi ; une lignée d’ambassadeurs talentueux à New Delhi (dont Galbraith) plaident éloquemment la cause indienne. Cependant, régime présidentiel ou pas, on ne fait pas tout ce qu’on veut à la Maison-Blanche. La création du Cento, l’assistance militaire au Pakistan, la répugnance à aider au développement du secteur public, les programmes budgétaires à court terme, enfin une certaine méfiance poussant à imposer la présence de techniciens américains sur les grands chantiers, sont autant d’obstacles. C’est un peu Congrès (Parlement américain) contre Congrès (parti indien) : les gens du Capitole voient d’un bon œil partir les surplus agricoles de leurs électeurs, mais n’entendent pas sortir du credo libéral, ni faire gratuitement de bonnes manières à qui les critique. Les Soviétiques, entrés tardivement en scène, mesurent le parti à tirer de la situation. Ils se présentent benoîtement, sans exigences apparentes, déroulent devant Nehru « le plus rouge des tapis rouges » en laissant tomber sans vergogne les communistes indiens, et misent sur le spectaculaire, l’industrie lourde et l’armement, plus que sur le transport de sacs de riz. Si bien que le match tourne finalement à leur avantage avec un effort six fois moindre que celui des États-Unis !
Quitte à reprendre sa respiration entre deux chapitres pour faciliter la digestion, le lecteur comprendra comment, si l’on suit Boquerat dans son analyse, le gouvernement de New Delhi a pu respecter à peu près les règles de bonne conduite du Panchsheela, bréviaire du non-alignement, démarrer sans aide Marshall avec « les maigres subsides du point quatre » et les bonnes intentions du plan de Colombo, promouvoir enfin un « modèle socialiste de société » sans s’aliéner les Américains ni trop se compromettre avec les Soviétiques. Il y a fallu de la vertu, de la souplesse (mais au fond, ne pas s’aligner, n’est-ce pas refuser le rectiligne ?)… et de la chance. Tout cela ressort bien du livre et amène à une constatation paradoxale, mais fort vraisemblable : « l’Inde a plus gagné, en termes d’aide, à suivre cette politique qu’à s’être alignée sur les États-Unis ». En même temps, elle a coûté moins cher à ceux-ci que s’il avait fallu endosser à son profit des responsabilités directes et se mettre en devoir, comme le disait Ike, de « défendre 2 000 miles de frontières supplémentaires ». ♦