Intérêt national et responsabilités internationales : six États face au conflit en ex-Yougoslavie
Il est toujours intéressant d’entendre des sons de cloche extérieurs, encore plus si le solfège obéit aux mêmes règles que chez nous. Par ailleurs, le recul est désormais suffisant pour tenter de tirer des enseignements de la crise yougoslave, au moins pour la période 1991-1995. Les neuf auteurs québécois s’expriment sur ce thème dans un style agréable, bien que parfois un peu bavard et redondant, notamment dans une longue introduction qui ferait un excellent devoir à Sciences po. À propos des faits, ils ne nous apprennent pas grand-chose, mais quelques rappels sont à coup sûr nécessaires pour étayer le raisonnement, et la présentation comparée des positions respectives de six puissances ne manque ni de pertinence, ni de sel. L’analyse suscite la réflexion, car l’essentiel, vu des bords du Saint-Laurent, ne coïncide pas forcément avec ce qui paraît évident sur les rives de la Seine.
Sans viser le résumé de texte, quelques points forts sont à noter. Pour nos universitaires canadiens, la France, soucieuse d’affirmer son rang, est parvenue d’autant plus facilement à jouer dans l’affaire le rôle de leader européen que personne ne cherchait à lui ravir, mais elle a fini par jouer les arroseurs arrosés lorsque, ayant réussi à entraîner les Américains, elle s’est trouvée marginalisée, ne se voyant offrir qu’« un strapontin ». L’Allemagne, occupée à sa réunification, est pourtant sortie de sa discrétion pour la première fois depuis 1945 par la reconnaissance précipitée des deux premières républiques sécessionnistes, ce qui lui a valu de se faire « vertement reprocher » par ses partenaires ce manquement au respect du statu quo ; « erreur de parcours » pour les coauteurs du chapitre germanique ? Voire, le chancelier Kohl ne nous a pas habitués à cette naïveté. La Grande-Bretagne est sans illusion quant à une « ère de paix » succédant à la guerre froide et désireuse de ne pas « se lancer dans une autre Irlande du Nord » ; elle doit faire face à l’« étiolement de sa relation spéciale » avec les États-Unis, donc la voici obligée de suivre bon gré mal gré le peloton européen pour ne pas être lâchée.
Les Américains de leur côté auraient préféré laisser les gens du Vieux Continent régler leurs problèmes et se contenter d’une stratégie « taciturne » (le terme est joli) de « contournement », consistant à éviter les débordements. Le Congrès a eu beau s’agiter, Clinton s’est aligné en gros sur la position de Bush. L’engagement, tardif, a toutefois « changé d’un coup » toutes les données. La Russie, coincée entre ses tendances « nationalistes et slavophiles » et son aspiration à la respectabilité, a trouvé en Yougoslavie, par un « effet miroir », l’image de sa propre situation aussi bien confédérale que fédérale. Le Canada enfin aurait bien voulu, en cette occasion, voir reconnaître ses mérites dans sa participation ancienne à toutes les bonnes œuvres onusiennes ; mais le retrait précipité et maladroit de ses troupes d’Allemagne l’a rendu moins crédible. En outre, son opinion publique se lasse vite : enthousiaste dans les sondages sur le principe de l’engagement, elle crie pouce ! au moindre incident impliquant ses casques bleus. Donc, en fait de « médiateurs aguerris », on se trouve à Ottawa plutôt désemparé. Faute de « politique originale et dynamique », on n’y parvient pas à concrétiser le non-alignement proclamé vis-à-vis de Washington.
Ainsi, mis à part le coup d’éclat allemand, chacun joua le plus longtemps possible la carte du maintien de la structure fédérale yougoslave, dans la crainte d’une contagion. S’estimant finalement forcées d’agir, les puissances recherchèrent le « plus petit commun dénominateur », dans une cacophonie où se succédèrent 79 résolutions de l’Onu et 10 plans de paix, où fut favorisée à Sarajevo « l’instauration d’un islam ouvert et tolérant », où s’affirmait la faillite de la CSCE-OSCE. Pouvait-on mieux faire ? Stéphane Roussel assène une douche froide en conclusion ; une citation cyniquement mise en valeur explique qu’on ne peut négocier valablement qu’après le verdict des armes sur le terrain : « La guerre est nécessaire pour modifier les calculs des belligérants ». Si ce préalable s’imposait, demandons-nous alors ce qui se serait passé si, après tout, on « les » avait laissés faire…
On peut discuter certains points, estimer par exemple que la recherche des origines de la crise dans la fin de la Seconde Guerre mondiale est insuffisante et que les traités de 1919-1920 portaient largement en germe les affrontements que nous avons connus. Il reste que nous avons là une présentation utile des « lectures que fit chaque gouvernement » à la lumière de son interprétation des intérêts nationaux. ♦