Onze leçons sur l’Afrique australe
Le sous-continent austral présente une certaine homogénéité ethnique qui tourne essentiellement autour du groupe bantou. Cette importante communauté est elle-même divisée en trois sous-ensembles qui concernent les peuples du Zambèze, les Bantous de l’Est (Tongas de Zambie et du Mozambique et Shonas du Zimbabwe) et les Bantous d’Afrique du Sud (Sothos, Tswanas, Xhosas, Zoulous). Ces derniers sont les plus connus en raison de la mythologie et de la légende créées sur leurs tribus. Malgré l’hétérogénéité des dépendances coloniales (Grande-Bretagne, Portugal, Allemagne), la région constitue une aire culturelle essentiellement anglo-saxonne. De ce fait, les délicats problèmes de communication linguistique, bien connus en Afrique occidentale, sont ici pratiquement inexistants, même dans les anciennes colonies lusophones (Angola, Mozambique). Dans le domaine religieux, contrairement à ce que l’on constate dans les autres contrées de l’Afrique, cette zone n’est pratiquement pas islamisée. En revanche, l’animisme qui résiste de plus en plus difficilement à la poussée des religions « importées » occupe une place non négligeable (en particulier, les religions chrétiennes sont partout présentes).
C’est toutefois dans le domaine économique, que l’Afrique australe présente la plus grande originalité. Le sous-continent se caractérise en effet par sa relative autosuffisance alimentaire et par l’existence d’économies nationales qui sont généralement convenablement diversifiées. Dans cet espace de développement, la dépendance vis-à-vis de la république d’Afrique du Sud des neuf autres États de la région demeure très importante et aucun élément ne semble en mesure de diminuer cette écrasante suprématie à moyen terme. L’Afrique du Sud reste un pôle d’attraction majeur pour tous ses voisins. Le géant sud-africain représente, par rapport au continent : 75 % du fret par voie ferrée, 70 % de la consommation industrielle de l’acier, 70 % de la production d’électricité, 60 % des téléphones, 50 % des véhicules à moteur. Dans le domaine de la production des matières premières, ces pourcentages sont encore plus élevés : 99 % pour le platine et le vanadium, 95 % pour le charbon, 90 % pour l’or, 85 % pour le chrome, 30 % pour le maïs, 25 % pour le sucre, etc. Deux millions de travailleurs immigrés officiels (en réalité, ils seraient près de cinq millions), essentiellement en provenance du Lesotho, du Mozambique, du Malawi, du Botswana et du Swaziland, travaillent dans les mines et les exploitations agricoles sud-africaines.
Les échanges commerciaux entre la république d’Afrique du Sud et le reste du continent ne cessent de croître et la nouvelle conjoncture politique qui prévaut depuis l’instauration d’un gouvernement multiracial à Pretoria est largement favorable à cette évolution : 99 % des importations du Lesotho, 90 % de celles du Swaziland et 85 % de celles du Botswana proviennent de la RSA. De son côté, l’Afrique du Sud absorbe les pourcentages suivants des exportations de ces trois États : 35 % pour le Lesotho, 20 % pour le Botswana, 25 % pour le Swaziland. Elle se distingue aussi des autres nations du continent par son extraordinaire tissu industriel et bancaire. Un système très performant de réseaux d’entreprises a permis le fonctionnement de groupes d’importance mondiale. De Beers a ainsi acquis une hégémonie planétaire dans la production diamantifère et contrôle 90 % du commerce international des pierres précieuses, quelle que soit leur provenance. De même, l’Anglo-American possède des exploitations minières à travers le monde.
Après cette analyse très documentée, Philippe Decraene consacre la plus grande partie de son ouvrage à l’étude des pays qui composent ce vaste ensemble régional en pleine évolution. La lutte impitoyable pour le pouvoir en Angola constitue sans aucun doute la plus grande tragédie qui n’a pas encore trouvé de solution durable. Particulièrement riche en hydrocarbures et en diamants, l’ancienne colonie portugaise a longtemps été le théâtre d’enjeux internationaux (Cubains, Soviétiques, Américains, Sud-Africains) qui se sont appuyés sur un antagonisme tribal pratiquement inextricable. Dans cet enfer, l’agriculture a été réduite à néant et le tissu social et sanitaire gravement affaibli. Le Mozambique a bien failli suivre le chemin de son homologue lusophone. Toutefois, l’établissement d’un processus de paix, certes encore fragile, a fait apparaître des lueurs d’espoir qui devraient permettre la reconstruction de ce pays complètement dévasté par trois décennies de conflits (dix ans de guerre coloniale, vingt ans de guerre civile). Les espérances, alimentées par une aide internationale particulièrement généreuse, concernent surtout le secteur agricole et la pêche.
Les leçons portent également sur la Zambie dont le destin a été durablement marqué par le cuivre, le poids de la pauvreté et celui du sida ; le Malawi qui éprouve de grandes difficultés à assumer l’héritage d’un nonagénaire autocrate (Kamuzu Banda a dirigé le pays d’une main de fer pendant trois décennies jusqu’en 1994) ; le Lesotho ou la longue marche vers une monarchie constitutionnelle, et le Swaziland qui est demeuré un royaume très conservateur. Parmi les problèmes explosifs, la gravité de la question foncière au Zimbabwe inquiète les observateurs. Dans ce dossier épineux qui touche à la répartition des terres entre les Blancs (actuellement 4 500 fermiers exploitent presque la moitié des terres du pays) et les Noirs (3 millions exploitent la moitié restante), le gouvernement de Harare est confronté à un dilemme : d’une part tenir compte d’exigences de justice sociale et d’amélioration des conditions de vie de la population noire agricole pauvre, d’autre part veiller à ne pas mettre en péril le secteur agricole blanc sur lequel repose la quasi-totalité de la production du pays (maïs, tabac, millet) destinée à l’exportation.
La transition réussie de la Namibie, qui n’a accédé à l’indépendance que le jour symbolique du printemps (21 mars 1990), a constitué une réponse encourageante à l’afro-pessimisme. Disposant d’un sous-sol aux ressources abondantes (uranium, diamants, cuivre, plomb, zinc), de richesses agricoles diversifiées, d’un important potentiel halieutique et d’un capital touristique exceptionnel, cette étonnante mosaïque de communautés ethniques a su gérer habilement ses atouts économiques et instaurer un régime pluraliste parfaitement stable. Dans cette dynamique, la jeune nation espère surmonter les handicaps qui sont la conséquence de l’étroitesse du marché local, l’insuffisance de capitaux propres, le manque de main-d’œuvre qualifiée et surtout l’inégale répartition de sa population sur ce territoire de plus de 820 000 kilomètres carrés.
Dans cette étude très complète de l’Afrique australe, Philippe Decraene nous fait profiter de sa grande culture africaine et de sa longue expérience d’un continent qu’il affectionne. Dans sa tâche, l’ancien directeur de la rubrique africaine du quotidien Le Monde et ancien directeur du Cheam (Centre des hautes études pour l’Afrique et l’Asie modernes) a été aidé par Bénédicte Chatel, une talentueuse journaliste qui met ses compétences au service de l’hebdomadaire Marchés tropicaux et méditerranéens. Cette remarquable revue spécialisée traite d’ailleurs d’une façon très précise des événements politiques et des problèmes économiques du continent africain. ♦