Les Empires et la puissance
Comme tout géopoliticien qui se respecte, Jordis von Lohausen considère les formes de la planète et médite sur les accidents de l’histoire. Il étudie (sans oublier les références à l’inusable Sun Tse) les rôles respectifs de la situation géographique, des ressources naturelles, de la volonté populaire, ainsi que l’éternel face-à-face des puissances continentales et maritimes. Comme tout géopoliticien aussi, il est atteint de la manie des analogies et homothéties, déformation professionnelle conduisant à avancer que le Mexique reflète l’ancienne grande Grèce ou à assimiler les positions de la Silésie et de la Gascogne. D’un goût immodéré pour les alignements et les convergences appuyé sur une multitude de flèches sur d’innombrables cartes, surgissent ainsi des territoires allant « du Congo à la Lena » ou des lignes « Édimbourg-Jérusalem ». Avec un peu de bonne volonté, on en vient à déterminer dans le vaste monde sept axes majeurs dont le point d’intersection (les insolents diraient : le nombril du monde) est comme par hasard (carte 6, page 103)… l’Allemagne.
C’est dans ce germano-centrisme, plus que dans l’héritage des gourous de la discipline géopolitique, que tire son originalité et sa force cet ouvrage à contre-courant, idéologiquement tout à fait incorrect, d’un général allemand qui abandonne le ton plaintif en usage depuis 1945 pour contre-attaquer d’emblée dans un texte dense et vigoureux mais parfois confus, comportant des répétitions, quelques inexactitudes flagrantes et nombre de contradictions de détail. Pour l’auteur, l’espace, atout essentiel de la puissance, est d’abord une nécessité vitale (Lebensraum avons-nous entendu jadis). Il a pour en parler des formulations poétiques : « Plus d’oxygène, plus de rivières et de forêts, plus de terre pour les prés et les fleurs… ». Privées de cet élément fondamental, la Prusse « gardienne des Thermopyles de l’Europe », puis l’Allemagne, furent coincées d’un côté par « l’attachement opiniâtre » de la France (qui aurait mieux fait de conserver le Québec !) pour l’Alsace, terre germanique ; de l’autre, par l’effet d’alliances de revers contre nature. Elles ne pouvaient « se défendre que par l’agression », tout comme Israël aujourd’hui. Ce raisonnement révisionniste critique notre pays qui a vu une menace là où se dressait un rempart protecteur. Toutefois, il transfère surtout les responsabilités sur les thalassocraties : la Grande-Bretagne, qui comme Gribouille s’est trouvée emportée dans la décadence européenne provoquée par sa fallacieuse recherche de l’équilibre ; essentiellement les ploutocrates américains, volontiers moralisateurs, qui après le « génocide planifié des Indiens » ont financé deux guerres « en attaquant un Empire allemand épuisé… réduisant en cendres les villes allemandes, brûlant vifs les femmes et les enfants allemands sous les bombes au phosphore » et le tout sans grand risque, puisque « la qualification de crime de guerre n’est applicable qu’aux vaincus ». On sent chez l’auteur un profond ressentiment envers les diktats des « dilettantes » de 1919, la misère imposée qui a poussé les Allemands « vers l’homme qui leur paraissait exiger le plus d’eux », les expulsions d’après 1945 qu’il évalue à 17 millions chassés de leur terre natale. Il ne décolère pas contre les courbettes des « petits hommes » de Bonn, contre ces Bavarois et ces Souabes qui ont laissé leurs compatriotes de l’Est régler l’addition. Hitler était-il poméranien ou silésien ?
L’intéressé aurait d’autant moins avantage à se promener dans Wall Street qu’il aggrave son cas par un racisme proclamé, la qualification de « monstruosité » décernée à l’Onu, l’accusation d’abandon « avec la bénédiction des Églises » d’une colonisation portugaise exemplaire et d’une Afrique du Sud injustement « diabolisée », enfin une attaque contre les « cliniques d’avortement occidentales qui épargnent (à un adversaire) des armées entières ».
L’Europe aurait dû se constituer de longue date autour du noyau germanique dont c’est la « mission » naturelle. Les Occidentaux ont préféré flirter avec « leur chère Tchécoslovaquie », la Pologne « poussif cheval de retour », ou les Russes qui « n’attaquent que les bêtes malades ». On voit que personne n’est épargné ! L’été 1941 a présenté une occasion unique, gagnée par les vertus guerrières de la Wehrmacht, mais gâchée par les inepties du parti, celle de s’attacher les populations de l’Est. La cause était celle de tout le continent ; Stalingrad fut une défaite européenne.
Avec la dissuasion et le traité de non-prolifération, le monde reste « cloué à la croix plantée par Roosevelt et Staline ; l’un a donné de l’argent et voulait des clients, l’autre a donné du sang et voulait des vassaux ». Les Occidentaux devenaient une proie facile… pour le Kremlin. Pour comprendre cette affirmation, il convient de se reporter à la date de la première parution de l’ouvrage : 1979. La version proposée aujourd’hui est agrémentée d’une courte postface datée de 1995. L’auteur prend acte mollement des événements survenus, qui enlèvent toute réalité à certaines de ses prédictions antérieures (par exemple, la réunification de l’Allemagne « sous le signe de la faucille et du marteau »), mais il ne renie rien sur le fond.
Rabâchage d’une philosophie nietzschéenne dépassée reposant sur le culte de la force ou appel salutaire au réveil d’une Europe anesthésiée qui a gaspillé son « fier héritage » ? Cette prose un peu lourde, cette argumentation martelée présentent en tout cas l’avantage, à l’époque de la pensée unique, de faire entendre le son de cloche de la partie adverse invoquant la légitime défense, de mesurer l’amertume de soldats valeureux vaincus par le dieu dollar, de noter aussi la persistance d’un formidable orgueil germanique et d’une poignante nostalgie au souvenir de l’Empire autrichien, « œuvre chatoyante, fruit du bon sens et de la raison ». Le regard de l’aigle reste perçant et le livre ne manque pas de souffle ; le constater n’est pas forcément tout y approuver. ♦