Les grands pionniers du Mékong – Une cinquantaine d’année d’aventures, 1884-1935
Le commissaire général Luc Lacroze vient de publier chez l’Harmattan, dans la collection « Recherches asiatiques », un livre consacré aux différentes explorations du Mékong entre 1884 et 1935. Il est aujourd’hui l’un des meilleurs spécialistes du bassin de ce fleuve et quand il parle du Laos, c’est en fin connaisseur. Il nous offre aujourd’hui un ouvrage qui marque par sa précision et sa rigueur : il relève en effet pleinement d’une démarche scientifique. Nous retrouvons ici la méthode du chercheur, à la fois historien et géographe, auteur d’une thèse de doctorat sur le Mékong. Exploitant systématiquement les différentes archives disponibles, il fait revivre pour nous les aventures extraordinaires d’une époque révolue que l’on aurait bien du mal à imaginer, s’il ne nous offrait pas un luxe de détails permettant de situer les pionniers qu’il met en scène dans le contexte d’une Indochine coloniale d’avant-guerre.
Le sujet du livre est l’affrontement entre un fleuve, le Mékong, et des hommes, les Français, marins, militaires, administrateurs, ingénieurs, armateurs et commerçants, qui, partis des côtes du Vietnam, entendent ouvrir une voie vers la Chine et désenclaver le mythique pays laotien, objet de convoitises et de rêves.
Partout, sous la sécheresse des comptes rendus, des télégrammes et autres dépêches, sous les invectives des articles de journaux, à l’occasion de l’ordre du jour de la Chambre des députés, par les lettres que s’échangent ministres et personnalités locales, administration coloniale et entreprises, au-delà des polémiques et des vanités, la plume du commissaire général Lacroze laisse échapper une passion pour le fleuve roi, véritable souverain impassible de cette région mystérieuse : une passion partagée, de l’auteur au lecteur en passant par la succession des personnages que nous voyons glisser sur le fleuve, le temps d’un demi-siècle.
Cette aventure, collective et individuelle à la fois, découle de l’affrontement des empires. L’affaiblissement de la Chine, sa confrontation catastrophique pour elle avec un Occident plus moderne et encore en plein dynamisme, laissent le champ libre à la Grande-Bretagne et à la France pour, partant des côtes de la péninsule, remonter jusqu’aux limites de l’empire du Milieu et quadriller ces zones intermédiaires entre le Yunnan et l’Inde : préoccupations stratégiques d’abord, pour les deux puissances coloniales qui vont se marquer mutuellement et remonter, parallèlement de la mer vers le nord, les Anglais en explorant l’Irrawady, les Français en remontant le fleuve Rouge et le Mékong.
Recherche d’une maîtrise militaire, mais aussi commerciale, tentative d’unification de grands ensembles géographiques, concurrence dans la découverte et la mise en œuvre de la voie de communication entre golfe du Siam et mer de Chine d’un côté et Yunnan de l’autre, voilà ce qui animera, dans un défi permanent, les volontés opposées de la France et de l’Angleterre.
On est frappé par le décalage entre les moyens utilisés en cette fin de XIXe siècle et ce début du XXe, et ceux dont nous disposons aujourd’hui, cent ans plus tard. Les responsabilités énormes, aussi, que pouvaient assumer les acteurs locaux, tant techniquement que politiquement ressortent très bien du récit. Un lieutenant de vaisseau, un capitaine exerçaient des pouvoirs étonnants pour le lecteur de 1997.
Les rapports avec la métropole, la petite vie intense des coloniaux à Saïgon, l’activité industrieuse de son arsenal, du puissant armateur local, les débordements des sociétés géographiques animées par des notables pleins de fièvre : tout un monde renaît sous la plume de l’auteur. Il faut lui être reconnaissant de nous rendre accessibles ces témoignages multiples qu’il est allé extraire des fonds des amiraux, du gouvernement général et de l’ancien fonds aux archives de la France d’outre-mer à Aix-en-Provence. Le livre est également nourri des journaux de l’époque dont le style authentifie les développements historiques : les annales, les bulletins, les cahiers, les gazettes, les revues dont nos anciens étaient si friands, dans leur recherche d’exotisme.
Nous sommes vraiment ailleurs dès les premières pages du livre. Nos anciens d’Indochine avaient espace et temps à profusion, la terre était encore en extension, et les histoires contées par Luc Lacroze laissent percevoir le grand plaisir des hommes qui se lançaient ainsi au bout du monde dans des contrées hostiles et dangereuses, très largement livrés à eux-mêmes. Le Mékong n’est pas la Seine ; en fait, à partir de la frontière du Cambodge il n’est plus vraiment navigable, et remonter jusqu’à la Chine en bateau à vapeur est un exploit, là où seules naviguent de légères pirogues. Les Siamois sont partout et entendent peu à peu grignoter les petites principautés laotiennes placées sous la suzeraineté de l’Annam. Les maladies endémiques, les fièvres, le paludisme ajoutent encore à la difficulté des lieux.
Le cours du Mékong est parsemé d’embûches ; les chutes de Khône, à la limite du Laos et du Cambodge, constituent l’obstacle le plus impressionnant. Les Siamois ont décidé d’empêcher les Français d’aller au-delà. Ces derniers vont-ils pouvoir faire remonter leurs canonnières et planter les poteaux de leurs lignes télégraphiques ? Il y a là bien des éléments propres à un superbe roman historique, quoique manque au moins une héroïne féminine…
Des photos nous montrent le fleuve somptueux, large comme un lac servant de miroir aux palais laotiens, ou dans une débauche de violence paroxystique sur les kilomètres de cataractes à Khône, charriant des arbres entiers dans un flux monstrueux. En regard du fleuve, les hommes apparaissent et en particulier Auguste Pavie, le véritable fondateur du Laos moderne, représentant la France à Bangkok et dictant de sa canonnière, au beau milieu du Chao Phraya, les conditions du traité de 1893 mettant un terme aux ambitions siamoises et derrière elles, à l’avancée britannique vers l’Indochine française.
Entre le fleuve et ces hommes qui se font la guerre pour lui, il y a les machines à vapeur du XIXe siècle : bateaux démontables que l’on transborde sur une petite voie ferrée au cœur des chutes de Khône, locomotives du seul chemin de fer qu’aura connu, pendant un petit demi-siècle, le pays laotien. Des photos émouvantes montrent un moment d’équilibre homme-nature, où les techniques n’étaient pas encore assez puissantes pour mettre le monde sous tutelle.
La conclusion du livre est claire, et même s’il affecte un ton de neutralité toute scientifique, Luc Lacroze n’en semble pas mécontent du tout : les hommes n’ont pas vaincu le Mékong. Pas plus que le fleuve Rouge ou l’Irrawady, le grand fleuve indochinois ne s’est laissé domestiquer jusqu’au bout ! Les illusions britanniques et françaises auront été déçues : les puissances de la nature auront eu le dernier mot, aucun des trois grands fleuves de l’Asie du Sud-Est n’est devenu une véritable voie de communication internationale. Dans l’affrontement entre hommes et Mékong, c’est le fleuve qui, dans la période couverte par le livre, aura finalement emporté la partie.
Cet ouvrage vient aussi particulièrement à point nommé si l’on considère l’actualité. Le bassin du Mékong fait l’objet de projets pharaoniques, d’une planification très serrée : il s’agit d’en exploiter ses nombreuses potentialités, minières et hydroélectriques. La technique d’aujourd’hui le permettra sans aucun doute. L’appétit de puissance de notre humanité contemporaine utilisera aussi les moyens que la technique lui propose. Nous pouvons donc penser que, bientôt, le fleuve souverain sera enfin vaincu et qu’il ne sera plus que l’humble canal d’énergies titanesques captées et sollicitées par l’homme. Alors, le Mékong que l’on rencontre dans ce livre aura définitivement vécu ; une autre page, d’un autre ouvrage s’ouvrira alors… ♦