La persuasion de masse
Cet ouvrage appartient à la collection « Agora » qui se caractérise à la fois par son format modeste et par des signatures prestigieuses, d’Aristote à François Mauriac. Sous le titre sibyllin apparaît une étude de la guerre psychologique, et plus généralement de la manipulation collective des esprits, sujet d’actualité dont chacun pressent l’influence sur le cours des événements, mais dont l’analyse a été rarement poussée dans le détail.
Réunir les contributions de quatre auteurs après une courte introduction et en faisant l’économie d’une conclusion présente l’avantage d’obtenir des éclairages variés, mais aussi le double risque de manque d’unité et de répétition, risque qui n’est pas ici totalement évité. Sans vouloir froisser les auteurs en ayant l’air de mettre en doute leur notoriété, une brève présentation de chacun d’eux et de ses antécédents aurait peut-être mieux fait ressortir les conditions du partage du travail.
Le lecteur trouvera une approche théorique (très théorique : voir la série de définitions des pages 44-45) de cette forme de lutte ancienne qui, « exploitée par des techniques galopantes » et jouant sur des thèmes sensibles comme le nucléaire, transforme désormais « les combattants en propagandistes… et les foules en public ». Notre société frileuse est hypnotisée par les « purées d’images » qu’on lui sert, et déstabilisée par un attentat isolé alors qu’elle vécut jadis avec un certain flegme des périodes d’insécurité quotidienne. Si Ulysse apparaît comme un précurseur, il ne fut sans doute pas l’inventeur de la méthode et fut en tout cas largement imité ; mais à l’époque contemporaine, le coup anecdotique fait place à une véritable stratégie. Les manipulateurs manœuvrent en « tenue camouflée », débitent du « prêt-à-penser » et ajoutent à la panoplie un terrorisme froid, dosé et minuté, à propos duquel Guy Mandron nous paraît bien optimiste quant à la capacité d’encaissement des démocraties. Maurice Prestat et Pierre Conesa complètent leurs exposés respectifs, dans l’espace par la description comparative de la situation dans les grands pays occidentaux, et dans le temps par des exemples historiques tirés essentiellement de la Corée (la photo), du Vietnam (la « télé » en différé) et du Golfe (le direct). Sur ce dernier théâtre, l’organisation en pools semble avoir donné satisfaction, en canalisant la fougue des 1 400 journalistes à l’affût, mais les jugements ne sont pas tous édifiants : recherche à tout prix du maintien sous tension au rythme des « rendez-vous à l’antenne », dictature des « gens des studios, jonglant avec les capitales, octroyant la parole aux ministres… », pour finir par le cormoran à tout faire, censé être englué dans les flots huileux déclenchés par Saddam, alors qu’il avait selon toute vraisemblance été filmé lors de la dernière marée noire sur les rivages bretons. Il reste en conclusion à « inventer un style… pour de véritables correspondants de guerre ».
L’article de Jean-Claude Sergeant sur les Malouines mérite une mention particulière. Plus « ciblé » que les autres parties du livre, il décrit de façon vivante ce « conflit insolite » suivi par l’opinion britannique comme un match de foot. On y découvre avec intérêt et même amusement les tribulations de la Navy, moins habituée que l’armée de terre, depuis les événements d’Irlande du Nord, aux relations avec la presse. « Doit-on embarquer des baïonnettes ou des stylos ? » s’inquiète l’amiral. De leur côté, les journalistes tempêtent et vont jusqu’à tenter de s’entre-tuer pour cause de concurrence. La radio prend sa revanche sur la télévision, dont les films sont acheminés par bateau et diffusés avec un retard de plusieurs semaines, et qui ne dispose en attendant que « des spéculations fantaisistes de généraux en retraite ». On trouve donc la confirmation de l’incompréhension à peu près totale entre militaires et gazetiers, évoluant dans des « univers diamétralement opposés, aux intérêts et à la culture contradictoires ». On peut aussi noter les conséquences de la personnalité des porte-parole. La cacophonie règne entre Downing Street, les ministères des Affaires étrangères et de la Défense, et, pour comble de bonheur, celle-ci a désigné un messager « lugubre… Buster Keaton de l’information… renvoyant à Shakespeare les auteurs de questions embarrassantes ».
Ainsi les « impasses sanglantes » de la guerre de 1914 dans l’attente de la percée ont sans doute définitivement disparu. Au contournement par la troisième dimension s’ajoutent les opérations de déstabilisation psychologique. Le maintien du moral de l’arrière n’en prend que plus de relief. Lorsqu’on considère nos réactions d’Occidentaux à la « menace d’une menace », Chaliand s’exclame : « À ce compte, il y a longtemps que l’État d’Israël aurait été asphyxié », une des remarques à retenir parmi les constatations et recommandations qui abondent dans ce petit livre un peu désordonné. ♦