La violence qui vient
La violence revêt dans le monde des formes multiples : tremblements de terre, éruptions volcaniques, cyclones, sécheresses, inondations, guerres, massacres interethniques, etc. Ce phénomène semble ancré dans la nature de l’homme. Le XXe siècle qui s’achève a été l’un des plus sanglants de l’histoire, car les turbulences de toutes sortes ont été particulièrement nombreuses. À l’aube du prochain millénaire, la guerre menace de s’étendre à des domaines nouveaux comme celui de l’information, nécessaire à toute stratégie.
La révolution de l’information va de pair avec le développement prodigieux des techniques de la communication qui ont permis de mettre au point des ordinateurs et des logiciels de plus en plus performants. Dans cette mutation majeure, les médias jouent un rôle déterminant, mais inquiétant, car « ils opèrent sur une scène stratégique à laquelle rien ne les a préparés ». Le pouvoir des journalistes semble de plus en plus disproportionné par rapport à leur importance dans la société. Toutefois, cette puissance apparente pourrait être éphémère si « les autoroutes de l’information » (Internet) parvenaient à s’imposer, à moyen terme, comme médias universels pour devenir un motif supplémentaire de rivalité entre les nations. Dans ce chapitre sur les dangers d’une information de moins en moins maîtrisée, le général de La Maisonneuve nous livre une réflexion intéressante sur la guerre psychologique qui est devenue l’une des formes les plus élaborées de la violence contemporaine. Cette pernicieuse bataille des esprits peut dorénavant s’affranchir des symboles classiques de la guerre : les structures et le territoire. Stimulées par les nouveaux moyens de l’information, les minorités révoltées ou résistantes vont pouvoir accéder rapidement à la notoriété, faire connaître leur cause aux opinions publiques par une judicieuse implication des médias et l’emploi des techniques de propagande. La révolution de l’information change ainsi la nature de la guerre, parce qu’elle « modifie le rapport de l’individu à la violence et à sa problématique ; elle introduit la vitesse là où se situait la durée, elle unifie l’espace là où ce dernier était depuis toujours, par le territoire, l’enjeu spécifique de la durée ».
Dans la partie consacrée à la guerre révolutionnaire, « la seule forme de guerre qui ait obtenu des résultats décisifs » (Vietnam, Algérie, Afghanistan, Tchétchénie), l’auteur observe que, depuis 1945, ce genre de conflit donne la victoire « aux petits contre les puissants ». En quelques décennies, trois grandes puissances militaires ont ainsi vu leurs forces échouer devant des bandes de rebelles et des hordes de paysans ou de montagnards armées d’équipements sommaires. L’armée française en Indochine puis en Algérie, l’armée américaine au Vietnam, l’armée soviétique en Afghanistan, puis en Tchétchénie, ont connu la défaite et le repli. Après des siècles pendant lesquels les guerres avaient assuré le triomphe de la puissance et du nombre, ce phénomène constitue une « inversion étonnante » de l’histoire militaire. Au sujet de la guerre d’Algérie, le général de La Maisonneuve souligne cependant que la fameuse bataille d’Alger (1957) reste le seul exemple d’une bataille urbaine gagnée par les forces de l’ordre. Depuis lors, dans les conflits du même type, tous les combats dans les grandes agglomérations ont été perdus, qu’il s’agisse de Beyrouth, de Mogadiscio, de Groznyï, etc. Certains lecteurs critiqueront toutefois l’affirmation de l’auteur sur l’échec de la « tentative d’élaborer une contre-guerre en Algérie ». L’école de contre-guérilla montée par le colonel Bigeard et les bilans élogieux des commandos Georges et de ceux de chasse dans les djebels prouvent le contraire : l’armée française avait réussi à mettre au point des techniques efficaces de contre-guérilla, mais l’évolution de la situation politique dans la métropole et surtout le manque de volonté des dirigeants français ont changé les données de la guerre.
La violence permanente a engendré de nouveaux déséquilibres. Parmi ceux-ci, la situation en Russie est inquiétante. L’effondrement du système communiste et la décomposition de l’empire soviétique ont conduit directement au chaos économique par la désorganisation du marché intérieur, la rupture des filières de production et une réelle « déstructuration industrielle ». L’économie de la Russie est entrée dans une tragique phase de dépression qui a provoqué un retour à la féodalité. Le « chaos russe » est surtout celui de l’armée rouge qui se trouve dans « un état avancé de décomposition ». L’institution militaire a subi en quelques années une série d’humiliations et de contraintes auxquelles aucun autre système n’aurait pu résister : d’abord un échec en Afghanistan, puis en Tchétchénie ; ensuite un redéploiement désordonné sur le territoire national qui a ressemblé à une véritable retraite ; puis une réorganisation confuse qui a surtout consisté en une réduction importante de format et un changement radical de doctrine ; enfin un appauvrissement catastrophique par une diminution des deux tiers de ses ressources financières, qui l’a privée d’une bonne partie de son budget d’équipement et de sa capacité à financer son fonctionnement courant. Cette situation reste préoccupante, car l’armée russe a toujours été le ciment de l’État. Sans armée, l’État russe est impuissant parce qu’il ne peut pas s’appuyer sur une classe moyenne inexistante, ni sur des forces économiques en pleine détresse et livrées à la corruption. Dans ces conditions, le marasme actuel annonce la fragmentation des restes de l’empire, et, au chapitre de la violence à venir, une série de conflits internes, autrement dit l’installation durable dans la guerre civile.
La tonalité réaliste de l’ouvrage est également perceptible dans le sujet consacré à la drogue. L’auteur remarque que ce fléau constitue le vecteur de nouvelles puissances, notamment financières. Le « budget » annuel de la drogue représente plus de 300 milliards de dollars, soit environ 1 % du PNB mondial, ou encore l’équivalent du PNB de l’Afrique. Ces masses financières, blanchies dans « les refuges bancaires mondiaux », peuvent intervenir sur les marchés des capitaux et peser ainsi sur les politiques économiques des États. Les « narco-dollars » servent aussi de régulateurs à l’économie mondiale, car ils assurent souvent le service de la dette de certains pays, dont le gouvernement se trouve ainsi lié aux « barons de la drogue ». Sous leur influence, se créent de véritables « narco-États », en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie.
En montant encore dans l’échelle de la menace, on parvient enfin au terrorisme, qui en représente « le mode le plus redoutable, car le plus irrationnel et le plus imprévisible ». Cette calamité internationale a su utiliser le vecteur religieux, en faisant de l’islam une religion d’intolérance et de combat. Le terrorisme a trouvé dans plusieurs États un refuge complaisant, et parfois même un instigateur officieux. Ainsi l’Iran, la Syrie, le Soudan, l’Irak et la Libye ont été qualifiés de pays terroristes et voués, sous la conduite des États-Unis, à l’opprobre international. Cependant, d’autres nations, productrices de pétrole, jouent un rôle financier important à l’égard des réseaux islamistes et se rendent coupables d’un soutien indirect au terrorisme international.
Le livre passionnant du général de La Maisonneuve aborde ainsi une série de problèmes contemporains et de défis majeurs auxquels notre société se trouve confrontée. L’ancien directeur de la Fondation pour les études de défense (FED) nous fournit dans cet ouvrage très documenté des analyses détaillées sur de nombreuses questions qui captiveront les amateurs de géopolitique et toutes les personnes intéressées par les développements cahotants de l’actualité internationale. Le phénomène de la violence doit être mieux connu pour être mieux résolu. Le message de l’auteur devrait nourrir de nombreuses réflexions utiles pour l’avenir de notre monde. Parmi celles-ci, le lecteur sera particulièrement sensible à un conseil majeur qui repose sur l’importance à accorder au facteur humain : « La violence a au moins une exigence : au-delà des conflits qu’elle déclenche et alimente, elle réclame qu’on fasse confiance au soldat pour tenter de la comprendre et entreprendre de la maîtriser ». ♦