Tchad : 1960-1990, trente années d’indépendance
Depuis qu’il a accédé à l’indépendance en août 1960, le Tchad a vécu une période tragique marquée par une série de guerres, d’affrontements internes, de bouleversements et de crises politiques. Les relations étroites que la France a toujours entretenues avec ses anciennes colonies ont pris une très grande importance avec les différents régimes de N’Djamena : quatre opérations militaires d’envergure et de multiples affaires embarrassantes ont caractérisé cette histoire violente jusqu’à la défaite des Libyens, la chute d’Hissène Habré et la prise du pouvoir par Idriss Déby. La complexité de ce vaste pays africain (1 284 000 kilomètres carrés) et les méandres de la diplomatie française sont analysés avec une très grande rigueur dans le premier ouvrage de Thierry Lemoine. Ce jeune autodidacte de vingt-huit ans possède une expérience intéressante de l’Afrique. Plusieurs missions lui ont apporté une connaissance approfondie de certaines réalités africaines : dans le maquis angolais dans un contexte de guerre civile, au Mali pendant un an dans un village senoufo de la région de Sikasso, ou au Tchad, expatrié durant deux années grâce à la coopération. Pour rédiger ce livre d’investigation, Thierry Lemoine a rencontré des centaines de personnes (chefs de guerre tchadiens, officiers français, responsables politiques, diplomates…) et compulsé de nombreux documents, dont les dépêches de l’AFP.
Rattaché à l’Afrique équatoriale française (AEF) en 1902, incorporé à l’Oubangui-Chari (futur RCA) en 1906 et colonie française en 1922, le Tchad a nécessité une administration très parsemée. Militaire au Nord, elle fut plus traditionnelle dans la zone méridionale, poumon économique du territoire et région réputée « utile ». Le choix de cette organisation s’explique facilement par l’enclavement, les contradictions géographiques (notamment ethniques) et l’immensité du pays, qualifié à juste titre de « caillou en surchauffe permanente ». Au moment de l’indépendance, le premier chef d’État tchadien, François Tombalbaye, se trouve rapidement confronté à l’impossible défi : faire de ce territoire un État de droit. Face au nouveau pouvoir accaparé par les ressortissants du Sud, les provinces du Centre et du Nord entrent en rébellion à partir de 1966. L’embrasement se produit après le départ des derniers administrateurs militaires français. Au mois de juin, des cadres de l’Union nationale tchadienne (UNT) et du Front de libération du Tchad créent au Soudan le Frolinat (Front de libération nationale du Tchad) et s’organisent en mouvement armé. Cet événement marque le début d’une longue guerre civile. L’aggravation de l’insécurité dans les régions septentrionales amène le régime de N’Djamena à demander l’aide de Paris en 1968. L’intervention militaire de la France commence ainsi au mois d’août de la même année. Le premier engagement (environ un millier d’hommes) se termine officiellement en septembre 1972. Au cours de ces quatre années, 39 militaires sont tués en opération. Les actions militaires de la France dans son ancienne colonie se sont déroulées dans l’indifférence la plus totale. Il faudra des faits dramatiques pour que la presse et les politiques se permettent quelques interrogations. L’arrestation dans le Tibesti de quatre reporters venus par la Libye, dont Michel Honorin et Raymond Depardon, soulève une certaine émotion, mais l’événement ne lève pas le voile sur les actions franco-tchadiennes dans le BET (Borkou-Ennedi-Tibesti).
L’enlisement de la France est notamment marqué par l’affaire Claustre. La jeune archéologue, attachée de recherche au CNRS, est enlevée par des rebelles toubous le 21 avril 1974 avec le médecin Christopher Staewens et Marc Combe, un agent de la MRA (mission de la réforme administrative). L’événement prendra une tournure dramatique avec l’exécution, le 4 avril 1975, du commandant Galopin venu négocier au nom de la France avec les rebelles. Après la remise d’une rançon et la livraison de matériels par Paris, Françoise Claustre est finalement libérée le 28 janvier 1977. Sur ce long épisode, à la fois dramatique et confus, l’auteur manque visiblement d’informations. Le lecteur aurait aimé avoir davantage de précisions, d’une part sur les tractations qui ont été menées par la France pour obtenir la libération des otages, d’autre part sur les circonstances exactes de la mort du commandant Galopin.
Lorsqu’il s’empare du pouvoir par un coup d’État sanglant le 13 avril 1975 (au cours duquel le président Tombalbaye est tué), le général Félix Malloum hérite d’une conjoncture particulièrement instable. La rébellion se poursuit dans le Nord et les dissensions politiques affaiblissent le pays miné par l’anarchie. Par ailleurs, la Libye ne cache plus ses visées expansionnistes sur la zone septentrionale du Tchad. Le pourrissement de la situation conduit le régime de N’Djamena à réclamer une nouvelle intervention française. L’opération Tacaud commence au printemps 1978 ; elle se terminera officiellement en mai 1980. Pendant ce temps, la confusion politique a aggravé le marasme. En février 1979, Hissène Habré s’empare de N’Djamena et Félix Malloum s’enfuit dans le Sud ; en décembre 1980, Goukouni Oueddei, aidé par la Libye, démet Habré qui se réfugie au Cameroun, et prend le pouvoir. En octobre 1982, ce dernier reprend N’Djamena et chasse à son tour Goukouni qui s’enfuit en Algérie. Pas pour longtemps : le président déchu revient dans le Nord un an plus tard et reconquiert Faya-Largeau avec d’importantes forces libyennes. Les ambitions de Kadhafi inquiètent les États-Unis qui poussent la France à intervenir. Ainsi commence l’opération Manta en août 1983. Le dispositif militaire français aboutit finalement à la mise sur pied d’une « ligne rouge » sur le 16e parallèle. Ce bouclier vise à protéger la capitale tchadienne et le « Sud utile » d’une invasion libyenne. Les services de renseignement occidentaux localiseront plus de 11 000 militaires libyens dans le Nord.
L’armée du colonel Kadhafi subit un premier revers le 16 février 1986 avec la destruction par l’aviation française de la piste de Ouadi-Doum qui constituait la principale plate-forme pour les opérations libyennes dans le Nord. Bien équipées par la France (en particulier en missiles antichars Milan) et particulièrement motivées, les forces de Hissène Habré reconquièrent progressivement la zone occupée et détruisent même en territoire libyen la base de Maaten-es-Sara le 5 septembre 1987. L’armée libyenne est complètement décimée. Le colonel Kadhafi reconnaît finalement le gouvernement de Hissène Habré le 25 mai 1988 et accepte l’arbitrage de la Cour internationale de justice de La Haye au sujet de la bande d’Aouzou (la zone contestée sera en fin de compte attribuée au Tchad le 3 février 1994). Dans cet épisode victorieux, l’auteur souligne le rôle majeur joué par le « service action » de la DGSE. Les « combattants de l’ombre » auraient ainsi repéré et guidé à plusieurs reprises des avions de chasse français vers des colonnes d’automitrailleuses et de camions libyens. Le grand vainqueur militaire de Maaten-es-Sara, Idriss Déby, décide de prendre le maquis le 1er avril 1989. C’est à partir du Soudan que cet ancien allié d’Hissène Habré organise une nouvelle rébellion qui va finalement s’emparer du pouvoir à N’Djamena le 1er décembre 1990.
Le Tchad n’a en réalité jamais connu l’indépendance, « conseillé » par des coopérants, « encadré » par des mercenaires, agressé par la Libye, « protégé » par l’armée française. Dans cet imbroglio permanent, la France s’est trouvée prisonnière de ses engagements et des pressions de Washington. Dans cette affaire, les États-Unis, hantés par le fantôme de l’imprévisible Kadhafi, ont toujours « regardé le Tchad par-dessus l’épaule de la France ». Aujourd’hui, deux dossiers conditionnent l’avenir de ce pays complexe où les déséquilibres sont entretenus par les dissensions ethniques, les oppositions claniques et les rivalités de personnes toujours tenaces. Le premier concerne la réorganisation de l’armée tchadienne. Le processus, géré en grande partie par la France, semble pour l’instant en bonne voie. Le second repose sur le pétrole. Deux gisements retiennent l’attention. L’un est situé à Ségui dans la région du lac Tchad. Avec 60 à 70 millions de tonnes de réserves, il permettrait de couvrir les besoins en énergie de N’Djamena pendant une vingtaine d’années. L’acheminement vers la capitale pourrait se faire facilement par un oléoduc de 350 kilomètres. Une raffinerie de taille moyenne et une centrale de 12 mégawatts suffiraient pour assurer la transformation du brut en énergie électrique. Ce projet paraît très réaliste et adapté au contexte local. Dans le Sud, l’autre gisement situé à Doba exige une extraction et un transport plus difficiles : le pétrole est plus lourd et la distance à parcourir beaucoup plus importante (1 000 kilomètres). Ces paramètres nécessitent l’utilisation de pompes très puissantes. La manne pétrolière devrait augmenter considérablement les recettes de l’État.
La question majeure qui est cependant soulevée par les observateurs reste évidemment liée à l’utilisation de ce nouveau pactole économique et à ses conséquences sur le développement du pays. Sur cette question, les incertitudes demeurent : dans l’organisation actuelle du territoire, « l’or noir » ne peut pas, à lui seul, entraîner la création d’un secteur industriel performant. Pour certains analystes, cet atout est même susceptible de créer un facteur supplémentaire de déstabilisation en donnant l’occasion à divers ensembles parasitaires de faire des profits personnels sans souci de l’intérêt national. Quelle que soit l’évolution des événements, la situation au Tchad restera suivie de près par la France, qui tient à conserver avec son ancienne colonie des liens particuliers. Ce constat représente une donnée essentielle dans le livre passionnant de Thierry Lemoine, qui constitue un document de référence indispensable pour une bonne compréhension des problèmes de ce pays controversé. ♦