American War Machine - La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan…
American War Machine - La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan…
Dans son précédent ouvrage : La route vers le nouveau désordre mondial (50 ans d’ambitions secrètes des États-Unis) (1), l’auteur s’était livré à une analyse très argumentée et, à certains égards terrifiante, démontrant que le pouvoir aux États-Unis avait été confisqué de façon occulte, non démocratique, par des groupes de pression et que cette situation avait totalement perverti le système politique américain. Dans ce nouveau livre, il explique comment un des principaux ressorts de ce processus a été l’utilisation du trafic de drogue par la CIA pour lutter contre le communisme, les gouvernements et mouvements de gauche et, de nos jours, pour maintenir la suprématie américaine sur le monde.
Ainsi l’un des principaux thèmes explorés dans ce livre est le fait que la perpétuelle compromission des États-Unis dans ce qu’il appelle « la connexion narcotique globale » est une caractéristique et une cause intégrale d’une plus vaste machine de guerre : un système avec un but affirmé, centré sur l’accomplissement et le maintien de la domination des États-Unis sur le reste du monde. En résumé le message de ce livre est qu’il existe une politique « profonde » du trafic de drogue aux États-Unis et qu’elle a contribué à l’émergence d’une machine de guerre offensive.
La démonstration est, on peut le dire, stupéfiante. Elle commence par le Mexique où l’auteur montre que jusque dans les années 2000, le trafic de drogue mexicain a été partiellement dirigé et protégé par la Direction fédérale de sécurité mexicaine (DFS), elle-même en partie dirigée et protégée par la CIA. Mais là où la démonstration de l’auteur devient ahurissante, voire hallucinante, c’est dans la description de l’utilisation du trafic de drogue en Asie du Sud-Est. Conçue comme un élément essentiel de la politique de refoulement (roll back) du communisme, notamment dans cette région du monde, elle conduira de désastre en désastre, au désastre final du Vietnam. C’est d’abord l’opération Paper en Birmanie qui consistait à utiliser des alliés narcotiques et les restes des forces du Kuomintang pour, au début des années 1950, permettre une contre-offensive au Yunnan puis pour susciter et financer de véritables armées aux frontières de la Chine et du Vietnam en même temps que la répression contre les mouvements suspectés de communisme ou même seulement neutralistes. Cela s’est poursuivi avec la déstabilisation du Laos. Comment la CIA et le Pentagone ont mis en place le processus de renversement de Souvanna Phouma, réputé trop neutraliste, processus qui se terminera par la guerre du Vietnam. Ce chapitre du livre est un véritable morceau d’anthologie, un historique haletant des prémisses de la deuxième guerre d’Indochine, depuis le soutien à Chiang Kaï chek jusqu’au départ de Saïgon en 1973. De façon encore plus surprenante, l’auteur montre comment, en dehors du système constitutionnel, c’est une intrigue bureaucratique qui a provoqué l’engagement militaire américain en Asie du Sud-Est.
Mais au-delà de ce théâtre d’opération asiatique, le propos de l’auteur est de mettre en évidence la connexion entre le monde des renseignements, le crime organisé, le trafic de drogue mondial, le monde politique et les investissements spéculatifs. C’est ce qu’il appelle le « supramonde ». Ces liens aboutiront, en particulier, au désastre de la Baie des Cochons et aux tentatives d’assassinat de Fidel Castro. Bien entendu il est beaucoup question de l’Afghanistan. Puisque dès le début des années 1980, à l’inspiration de Zbigniew Brzezinski, les États-Unis se lanceront dans une opération de déstabilisation de l’Union soviétique en fournissant de l’aide aux moudjahidines en majorité au profit de Gulbuddin Hekmatyar, trafiquant de drogue notoire et en soutenant Al-Qaïda via la BCCI. Cette banque devint ainsi la plus grosse machine à blanchir l’argent de la drogue géré par les services de renseignements. Dans la décennie 2000, le retour des États-Unis se fera avec le soutien des trafiquants de drogue et l’on voit bien que la drogue reste sans doute la principale menace qui pèse sur l’avenir de l’Afghanistan.
Arrivé à ce stade, l’idée de l’auteur est que la lutte contre le communisme a forgé une véritable machine de guerre réunissant de façon plus ou moins informelle et secrète les services de renseignement, les milieux d’affaires et de la finance et les mafias. Cette machine de guerre s’est maintenant donné comme objectif d’acquérir et maintenir la suprématie totale sur le reste du monde. Baptisée par le Pentagone « full spectrum dominance ».
Vouloir résumer en quelques mots un livre aussi riche en informations et en révélations serait illusoire. Même si l’on se perd parfois dans la description des cascades d’établissements financiers destinés à blanchir l’argent de la drogue, ce livre se lit comme un véritable thriller avec ses rebondissements et son suspense ; un thriller dont on ne connaît pas, pour l’instant, la fin. Mais peut-il avoir une fin ? Dans le monde de l’information et de la connaissance où nous vivons actuellement mais où l’honnête citoyen est submergé par la masse de données qu’il reçoit, ce livre est à lire absolument parce qu’il permet de comprendre combien nous n’avons jamais été autant manipulés et désinformés. Il fait partie de ces ouvrages indispensables qui nous permettent d’ouvrir les yeux et surtout de réfléchir en dehors des schémas concoctés pour nous par des médias de masse eux-mêmes bien souvent manipulés. Bien sûr plusieurs des thèmes abordés dans cet ouvrage n’emportent pas l’adhésion. On peut citer, entre autres, la présentation faite d’Ahmed Shah Massoud, le chef tadjik de l’Alliance du nord, présenté d’abord comme un trafiquant de drogue. Ou bien la thèse de la dépénalisation comme solution au fléau de la drogue. Enfin le thème de la conspiration et du complot affleure ici ou là. Mais l’ensemble repose sur des références et des notes – plus de cent pages – qui font de cet ouvrage un document solide et convaincant dont la lecture décapante apporte véritablement des éléments de réflexion originaux et non conformistes, indispensables pour tenter de comprendre le monde qui nous entoure et tenter de discerner où il va. Vaste programme. ♦
(1) Recension dans la Revue Défense Nationale de mars 2011, n° 738.