Depuis la proclamation de l’État d’urgence en 2005, élus locaux et parlementaires n’hésitent plus à requérir l’intervention des armées dans des zones sensibles où la force publique semble impuissante. L’idée fait son chemin pour endiguer la spirale infernale de la criminalité et de l’insécurité. Même si elle est envisageable en soutien aux forces de sécurité, c’est une décision lourde de sens qui engage l’ultima ratio de l’État.
Prix Amiral Marcel Duval 2013 - Forces armées dans les banlieues ? « Une fausse bonne idée »
Armed Forces in the Suburbs? “A False Good Idea”
Since the proclamation of a state of emergency in 2005, local politicians and parliamentarians have not hesitated to seek the intervention of the army in sensitive areas where the police prove to be powerless. This idea has led to a lessening of criminality and insecurity. Even if it is possible to support the security forces, it is a decision that weighs heavily on the Ultima Ratio of the State.
Le 2 juin 2011, excédé par les affrontements auxquels se livrent des trafiquants de drogue dans sa ville depuis un mois, le maire de Sevran, déclare à l’AFP : « Je demande au ministre de l’Intérieur d’envisager une présence de l’armée 24 heures sur 24 avec une fonction de force d’interposition afin de faire cesser les règlements de compte et d’éviter les risques de balles perdues et de tragédies ».
Au même moment, un sondage réalisé par l’Institut français d’opinion publique (Ifop) révélait que 57 % des sondés considéraient que le recours à l’armée serait « justifié » compte tenu de « l’insécurité existant dans certains quartiers sensibles ». Plus proche de nous, en 2012, suite à un nouveau règlement de comptes mortel à Marseille, la sénatrice Samia Ghali provoque la polémique en évoquant l’idée de faire appel à l’armée pour sortir de la « spirale infernale ». Depuis les émeutes de l’automne 2005, les appels pour l’intervention des armées dans les zones de non-droit semblent se multiplier. Selon les défenseurs de cette solution, les militaires auraient aujourd’hui la réponse adaptée aux problèmes structurels et sécuritaires qui caractérisent certaines banlieues et se manifestent par un rejet des lois de la République. Il s’agirait en fait de confier des missions de police à des unités terrestres.
Cette hypothèse ne peut que nous renvoyer à l’histoire pour rappeler qu’une telle solution a déjà été utilisée. En 1957, l’Armée de terre était réquisitionnée pour conduire la bataille d’Alger aux côtés des forces de police. Malgré une victoire tactique ayant permis le démantèlement du réseau « bombes » et la neutralisation fonctionnelle du comité exécutif du Front de libération nationale (FLN), cette intervention a créé un profond malaise au sein des communautés militaire et nationale. Cette expérience hybride explique peut-être une partie des réticences actuelles, voire l’opposition, du commandement à se trouver à nouveau engagé dans de telles opérations sur le territoire national.
Faut-il pour autant rejeter l’éventualité d’une intervention de la troupe ? Peut-on le faire et doit-on le faire ? Intervenir, d’accord, mais dans quel but, selon quelles règles d’engagement et pour produire quels effets ? Il est primordial de considérer que des unités de l’Armée de terre ne produisent pas les mêmes effets que des forces de police et de maintien de l’ordre. Aussi devons-nous nous interroger sur la possibilité de leur engagement sur le territoire national hors soutien aux forces de l’ordre, et, si tel est le cas, de considérer avec lucidité et courage les effets qu’une telle décision entraînerait au sein de l’institution militaire et de la nation dans son ensemble. N’y aurait-il pas en effet le risque d’un recours disproportionné à la force au regard des enjeux politiques ? Si elles doivent être engagées au-delà d’une simple mission de soutien ou d’appui aux forces de l’ordre, les forces armées doivent l’être dans un cadre adapté à leurs capacités, car il peut être extrêmement dangereux de penser que le militaire peut se substituer au policier.
Ce danger s’explique par le cadre législatif et les circonstances dans lesquelles les forces armées peuvent intervenir en complémentarité des forces de l’ordre. Pour autant, il est légitime de s’interroger sur un engagement en première ligne. En effet, et en dépit d’un cadre législatif qui le permet dans certaines circonstances, l’emploi des armées en première ligne présente les caractéristiques d’un échec de la démocratie.
Un cadre législatif pour rendre possible l’engagement des armées
Il s’agit de participer aux seules actions de maintien de l’ordre public et dans le strict respect de la règle des « 4 i ».
Par des réponses graduées et complémentaires
Avant de s’engager dans l’analyse des effets que produirait une opération « banlieue » conduite par les forces armées, il est nécessaire de replacer le débat dans le cadre juridique réglementant les opérations de maintien de l’ordre qui est défini comme l’ensemble des actions ayant pour objet de « prévenir les troubles afin de ne pas avoir à les réprimer ». Dans ce but, rappelons qu’il existe une gradation des moyens employés afin de préserver l’ordre public établi par la loi et donc des réponses que l’État entend fournir à une crise de sécurité intérieure. Celle-ci repose sur la déclinaison des forces en trois catégories : la première correspond aux forces de Gendarmerie départementale et à la Garde républicaine. La deuxième est constituée par les formations de la Gendarmerie mobile. La troisième catégorie, enfin, se compose des Forces armées. Cette déclinaison des moyens est le résultat d’un long processus historique qui a vu, depuis le Moyen-Âge, les institutions militaires être progressivement dessaisies de la responsabilité du maintien de l’ordre interne au profit de forces dédiées formées et équipées en conséquence.
L’histoire de la Gendarmerie nationale française témoigne de ce partage progressif des compétences. Cette approche graduelle et concentrique est une richesse qu’il est important de préserver. Il est en effet essentiel d’éviter toute tendance à une sorte de lissage qui confondrait les infractions à l’ordre public et les attaques contre le pays, son gouvernement et sa population. Même si les logiques fondant les opérations militaires et les missions de police sont inconciliables, il n’en demeure pas moins qu’une certaine complémentarité est possible.
En participant au maintien de l’ordre
L’Instruction ministérielle 500 du 9 mai 1995 traite de « la participation des forces armées au maintien de l’ordre ». Dans son article 2, cette instruction rappelle que : « Le maintien de l’ordre, mission de défense civile, relève de l’autorité civile, responsable de la préparation et de la mise en œuvre des mesures correspondantes » et « qu’elle ne peut mettre en action l’autorité militaire qu’en vertu d’une réquisition » ; il est précisé dans l’article 9 qu’elle fixe « le but à atteindre par les forces armées ». Dans le cadre de ces réquisitions, les armées peuvent être appelées à renforcer les forces de 1re et 2e catégories ainsi que les forces de police ou à assurer des missions de protection. Seul l’article 22 stipulant qu’« en dernier ressort, elles peuvent être requises pour des opérations de force nécessitant des mesures de sûreté exceptionnelles » aborde, très largement, la question de l’emploi de la force.
Dans le cas d’insurrections, d’émeutes ou de violences généralisées constatées sur plusieurs points du territoire national, l’ordonnance du 7 janvier 1959 (articles 4, 5 et 6) prévoit le recours possible aux forces armées. Cette situation ne s’est jamais produite et doit absolument conserver un caractère d’exception relevant d’une détermination politique forte. Précisons également que l’engagement des armées sur le territoire national s’inscrit dans le droit commun en termes de défense et de sécurité. Le Code de la défense stipule ainsi qu’« aucune force militaire ne peut agir sur le territoire de la République pour les besoins de défense et de sécurité civile sans réquisition légale ». Ainsi, tant que l’état de siège n’est pas décrété, les militaires engagés sur le territoire national ont les mêmes droits et devoirs que tout autre citoyen. L’emploi de la force et les règles d’engagement sont uniquement fondés sur la légitime défense et le droit d’appréhender un individu surpris en flagrant délit.
Dans le respect de la « règle des 4 i »
Un engagement des armées doit s’effectuer selon deux principes. Le premier, celui de la nécessité, se fonde sur les « 4 i », c’est-à-dire que les moyens civils se révèlent inexistants, insuffisants, inadaptés ou indisponibles pour faire face à des événements graves. Le second est celui de l’autorité légitime, à savoir que c’est l’autorité civile qui est la seule à assumer la responsabilité de l’opération. Dans cette logique, il est fondamental de conserver à l’esprit que les armées n’agissent pas en primo-intervenant et demeurent en soutien des forces de 1re et 2e catégories.
Ce corpus juridique démontre donc qu’il est possible d’engager les armées aux côtés des forces de 1re et 2e catégories sur le territoire national au titre d’opérations de maintien de l’ordre. C’est dans ce cadre que les armées contribuent, non sans efficacité, à des missions de surveillance telles que Vigipirate, Héphaïstos ou encore à l’occasion de grands événements. Cette participation à la défense de la terre nationale ne souffre aucune remise en cause et s’inscrit pleinement dans le rôle que les armées tiennent dans le cadre de la résilience de l’État et de la nation.
Cependant, ce qui pose réellement un problème dans l’application de ces textes, c’est bien une question d’appréciation et d’évaluation du degré de dégradation de la situation : comment passe-t-on d’une émeute à une insurrection par exemple ? Comment considérer que des réseaux mafieux ou des bandes de trafiquants organisés, enfreignant le droit commun, puissent devenir une menace à laquelle la force militaire devrait répondre ? C’est précisément à cette étape du débat que les données deviennent confuses, car il convient bien de distinguer les actes répréhensibles au regard de la loi, de la contestation de masse pouvant déborder sur une situation insurrectionnelle. Entre la patrouille de surveillance dans une gare et le déploiement d’un bataillon interarmes dans une banlieue difficile, il y a un gouffre que certains semblent ignorer.
L’engagement des armées est-il souhaitable ?
C’est une décision lourde de sens.
Au regard de l’histoire
Comme précédemment évoqué avec le cas de la bataille d’Alger, l’histoire de France nous renseigne sur les effets produits par l’intervention de la troupe face à des émeutiers. Les défenseurs du déploiement de troupes dans les territoires perdus de la République devraient s’y replonger et considérer avec le plus grand sérieux le souvenir douloureux que ces événements ont profondément ancré dans l’imaginaire collectif de la nation. La répression des grèves du début du XXe siècle et les nombreuses « erreurs de tir » ayant provoqué la mort de manifestants (à Chalons en 1900, à Cluzes en 1904, à Limoges, Longwy, Nantes), ont illustré avec force les risques que comporte le mélange des genres. Ces différentes « contributions » ont longtemps marqué la société française et creusé un fossé entre les Français et leur armée. Ces incidents ont conduit à la création de forces spécialisées, refaisant des forces armées l’outil politique ultime de déploiement de la force et d’affirmation de l’État. Il importe de considérer que les armées et les forces de l’ordre entretiennent des rapports différents face à la violence et à l’utilisation de la force.
Un rapport à la violence bien différent
Maintien de l’ordre et utilisation de la force armée sont deux dynamiques opposées dans leur rapport à la violence et à l’opposant. Alors que le premier repose sur une violence retenue et cherche à rétablir l’ordre établi par la loi, le second, quant à lui, s’appuie sur une utilisation graduée de la violence jusqu’à ses limites extrêmes, dans le but de contraindre l’adversaire à céder. Le maintien de l’ordre s’adresse à des individus contestataires, les actions de combat, propre de l’activité militaire, sont collectives et non discriminantes. Les uns défendent la loi et protègent le contrat social, les autres sont formés, entraînés et équipés pour mener des actions de combat, qui conduisent à la « destruction de la force organisée ennemie ». C’est une différence fondamentale à conserver à l’esprit.
Pourtant, les récentes opérations extérieures, notamment au Kosovo et en République de Côte d’Ivoire, ont permis aux forces armées d’acquérir une certaine expérience d’opérations de contrôle de foule, expérience que certains voudraient transférer en opérations de maintien de l’ordre. Rappelons à ce sujet que les militaires français agissaient sur des territoires caractérisés par l’absence ou la défaillance d’État, qu’il s’agissait alors de stabiliser une situation en s’interposant entre groupes communautaires hostiles les uns aux autres. Ces missions furent considérées pour un grand nombre comme ingrates, voire frustrantes. Les images de soldats équipés de tenue de maintien de l’ordre ont laissé croire qu’une telle utilisation pouvait être envisagée face à des bandes de casseurs et que finalement, un soldat pouvait se muer en gendarme mobile. C’est commettre l’erreur de ne pas prendre en compte l’effet psychologique que produit le déploiement d’une troupe face à des émeutiers ou de jeunes délinquants.
Quels effets sur l’adversaire ?
Le déploiement d’unités combattantes doit en effet se faire en prenant conscience du message que l’on adresse à celui d’en face : devient-il un opposant, un adversaire, un ennemi ? Le militaire n’est pas un policier, il n’est pas en charge du respect de l’ordre public établi par la loi. L’effet miroir que déclencherait un tel déploiement doit être pris avec sérieux. C’est en effet s’exposer au risque d’une escalade dans la militarisation de la situation et des modes d’action de la partie adverse. À l’extrême, cela pourrait conférer indirectement au délinquant ou criminel de droit commun le sentiment qu’il est devenu un combattant armé, en droit de se battre pour défendre son territoire. Cela consisterait à légitimer l’adversaire dans une dialectique d’affrontement. Ce serait reconnaître également qu’il existe un ennemi intérieur qui ne conteste plus uniquement l’ordre public mais qui met en danger l’unité de la République. Nous ne serions plus dans des affaires de règlements de compte entre voyous marseillais mais bien dans le cadre d’une attaque contre la nation.
La nation est-elle en danger ?
Est-ce bien de cela dont il est question dans ces appels lancés par les responsables locaux ? Pour l’heure, non, dans son essence. Concernant sa forme, il s’agit d’un autre débat. Ces appels, largement médiatisés et amplifiés à l’extrême, sont plutôt révélateurs d’une société où la priorité semble plus être aujourd’hui la sécurité publique, voire individuelle, que les préoccupations collectives telles que la défense nationale qui se sont estompées. Ainsi, il s’agirait aujourd’hui plus de défendre la société que la Nation. La pression exercée par l’opinion publique sur l’État et les élus au titre des questions sécuritaires risque d’entraîner une réponse immédiate et peu réfléchie mais emblématique. Car si le déploiement était décidé, il est primordial de considérer qu’il ne produirait que des effets à court terme qui ne répondraient absolument pas aux causes plus profondes et structurelles aux origines de la dégradation de la situation.
Un échec politique ?
Il est également de la responsabilité des autorités publiques de reconnaître qu’un engagement en première ligne des armées serait l’aveu d’un échec politique, voire de l’échec d’un modèle de société. Il révélerait l’impuissance de la force publique à faire respecter sur son territoire, la loi et le contrat social liant les citoyens dans un compromis collectivement consenti. Si cette situation devait se présenter, si les forces de 1re et 2e catégories se retrouvaient incapables de rétablir l’ordre, quelles seraient alors les solutions ? Ne pas agir et accepter une sécession tacite ? Faire intervenir les armées pour maîtriser ou détruire le foyer de résistance ? Car il n’est plus question dans ce cas de figure d’être un contributeur en deuxième ligne des forces de sécurité. Il s’agit bien de mettre en œuvre un outil dont la finalité première est l’utilisation de la force coercitive qui va du contrôle de zone à la destruction, par la force ; c’est-à-dire s’engager dans un duel de perceptions et de volontés. Si la situation l’exigeait, cette solution de dernier recours bouleverserait profondément et durablement les équilibres de notre société.
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Que révèle véritablement le débat créé par les appels médiatiques lancés par certains élus locaux ou parlementaires ? La situation dans certaines zones est-elle devenue si alarmante qu’elle risque de déstabiliser la République et les équilibres sociétaux de la nation ?
Le but de la réflexion développée ici n’est pas d’y répondre mais de les prendre en compte pour s’interroger, à froid, sur la pertinence d’une opération militaire dans les banlieues. Les écueils à éviter sont essentiellement de banaliser le recours à l’outil militaire pour compenser les difficultés rencontrées par les forces de l’ordre dans l’application du droit.
Si une intervention devait malgré tout être décidée, il serait primordial que les armées soient engagées en cohérence avec leurs capacités, leurs moyens et leurs modes d’action. Il est dangereux de penser que le militaire puisse prendre en charge le maintien de l’ordre, une telle acception serait en effet contre-nature et exposerait les troupes à des situations complexes auxquelles elles ne sont pas formées et tout simplement pas adaptées. Ce serait, de plus, reconnaître l’inefficacité de la force publique et des moyens qui lui sont alloués, à assurer et maintenir l’ordre tel que l’entendent les lois de la République.
Il importe de ne pas dramatiser les appels, légitimes au demeurant, lancés par les élus locaux qui constatent une dérive de la criminalité et de fortes remises en question de l’autorité de l’État. Pour autant, ces derniers doivent conserver à l’esprit que le déploiement d’une force armée bridée dans ces modes d’action et l’utilisation des moyens que la Nation lui a confiés ne résoudrait en rien la situation sur le long terme mais risquerait au contraire d’ouvrir dangereusement la boîte de Pandore. ♦