Le paradoxe militaire de l’Europe est qu’on s’y contente d’accommoder les restes militaires de la guerre froide. En la double absence d’une menace militaire mobilisatrice et d’une politique extérieure commune engageante, les armées européennes exécutent des actions expéditionnaires auxquelles elles rechignent et conduisent des programmes hors de leur portée financière. L’Europe de la défense ne peut émerger dans ces conditions. Pour une vraie ambition, il faut à la fois une nouvelle structure et un nouveau cadre. Tel est le paradoxe militaire européen.
Le paradoxe militaire européen
The European Military Paradox
The military paradox in Europe arises from a willingness to put up with leftovers from the Cold War. In the absence of a military threat to get things moving, and also of a common foreign policy that would lead to all-round commitment, European forces reluctantly conduct expeditionary missions and pursue programmes way beyond their financial reach. Overall European defence simply cannot be constructed under these conditions, and is currently little more than an ill-assorted collection of military odds and ends. To rekindle the fire, a new structure and a new framework are needed: therein lies the European military paradox.
Il existe en Europe des restes de forces opérationnelles cohérentes, hier taillées pour la guerre froide et aujourd’hui utilisées à la demande, hors du cadre militaire classique, dans des actions civilo-militaires de police, de stabilisation de crises et de reconstruction d’États fragiles ou faillis. Ces opérations d’un genre nouveau ont commencé dans les Balkans il y a vingt ans dans le désordre institutionnel, une certaine confusion stratégique et une vraie retenue tactique. Puis elles se sont déplacées loin du continent européen et largement diversifiées en de multiples modalités logistiques et opérationnelles. Après la décennie balkanique, il y eut la décennie irakienne et afghane, avec des épisodes libanais, congolais, somalien, tchadien… aujourd’hui malien. Les forces armées des pays européens ont été alors engagées à des degrés divers dans ces opérations qui ne furent pas des guerres comme on l’a complaisamment proclamé, mais des conflits, parfois très durs, des combats généralement conduits au milieu des populations contre des irréguliers, des combattants éphémères, mais déterminés, engagés dans des causes variées et généralement locales, loin des idéologies et des compétitions nationales des siècles précédents.
Pour conduire ces missions militaires, les forces des pays européens ont été le plus souvent enrôlées dans des coalitions multinationales dont le contrôle politique et la direction stratégique étaient assurés par des structures institutionnelles plus ou moins stables, expérimentées et capables, qu’il s’agisse du DOMP (Département des opérations de maintien de la paix) de l’ONU (Organisation des Nations unies), du SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers Europe) de l’Otan, des QG nationaux des États acteurs de la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense), voire par des formules encore plus ad hoc. Aucune des chaînes de commandement expérimentées par les Européens ne s’est vraiment imposée comme légitime, pertinente ou performante et l’on a en général taillé sur mesure la structure qui convenait le mieux à ceux qui voulaient et pouvaient s’engager dans le traitement des crises. C’est qu’en effet, les missions conduites depuis vingt ans l’étaient sans obligation de participation, dans des formules d’intérêt partagé et de solidarité transversale, mais pas dans le cadre des automaticités prévues par les articles 5 des Traités de Bruxelles ou de Washington.
Dans le même temps, les grandes formations militaires, les arsenaux, les doctrines et les structures militaires territoriales héritées de la guerre froide furent adaptés, puis progressivement repensés pour faire face à des activités principalement expéditionnaires conduites par des forces principalement professionnalisées et dont les équipements de combat se sont perfectionnés au fur et à mesure des étapes de la révolution dans les affaires militaires. La numérisation générale, la précision, l’automatisation, la miniaturisation et aujourd’hui l’engagement cybernétique ont rythmé ces vingt dernières années. Plus que la chute des effectifs, ce sont d’abord ces technologies qui, par leur déploiement dans les armées, ont modifié la réalité militaire européenne. Car on l’a noté, les grands formats que nécessitaient les affrontements massifs des armées du XXe siècle connaissaient de fortes déflations qui produisaient des contractions et des regroupements multiples liés à des dissolutions d’unités que la fin de la guerre froide rendait possibles et souvent souhaitables. C’est ainsi que l’empreinte militaire territoriale s’est considérablement allégée sur un sol européen que les forces américaines présentes depuis un demi-siècle ont fini par abandonner à leur tour. C’est ainsi que les forces européennes ont enchaîné de multiples étapes d’évolution, mécanisation, interarmisation, professionnalisation, « dronisation » et subi les effets des thèmes à la mode, rationalisation budgétaire, partage capacitaire, « best value for money », bases de défense, plans stratégiques des armées quand la révolution dans les affaires militaires se doublait de la recherche effrénée de performance économique et administrative...
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