Conférence donnée à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 1er décembre 1969.
Défense nationale et unification européenne (avril 1970)
Des deux termes du sujet proposé : « Défense nationale et unification européenne », le premier conduit à se demander sur quel aspect de la défense on veut mettre l’accent. Il m’a semblé que pour répondre à votre attente, je devais considérer surtout l’aspect militaire. C’est donc essentiellement celui que j’envisagerai dans une première partie, sans perdre de vue qu’il n’est qu’un des éléments du concept plus large et plus difficile à cerner de la défense. Mais, en fait, il ne se dissocie pas de l’aspect politique et moral dont je serai amené à traiter dans la deuxième partie.
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La notion de défense nationale, en dépit des apparences et de la tradition, n’est pas une notion simple. Sa définition supposerait, en effet, la possibilité de réponse à trois questions :
1) Que veut-on défendre ?
2) Par quels moyens peut-on défendre ce que l’on entend sauvegarder ?
3) Dans quel cadre se situe la défense que l’on veut instaurer ?
La conception que j’appellerai « classique » et qui était généralement admise – sans doute faute d’analyse – jusqu’en 1930, peut-être même jusqu’en 1945, ne visait guère que l’intégrité du territoire ou, à la rigueur, la position de la nation dans le monde, ses intérêts de grande puissance dans la mesure où ceux-ci pouvaient être mis en péril par des agressions militaires. Le caractère trop restreint d’une telle définition apparaît aujourd’hui où l’on prend conscience qu’il incombe à la défense de sauvegarder non pas seulement l’intégrité du territoire national, mais aussi l’ensemble des valeurs constitutives de la nation en tant que telle.
Mais la notion de défense nationale ainsi élargie ne va pas sans entraîner une difficulté fondamentale : il était plus facile d’obtenir une unanimité nationale pour la défense de l’intégrité territoriale contre une agression extérieure que pour la défense de ce que j’appelle – faute d’un meilleur terme – les valeurs propres de la nation. Un certain nombre de nos compatriotes – nous le savons tous – ont sur le sujet du régime « économico-politico-social » des conceptions fondamentalement différentes de celles de la majorité de la nation. Ont-ils des conceptions réellement différentes ou croient-ils en avoir ? On en pourrait discuter à partir des enquêtes d’opinion publique et des sondages et se demander, par exemple, si ceux des Français qui adhèrent au Parti communiste ou qui votent pour lui veulent réellement instaurer un régime comparable à celui qui existe en Union soviétique. Mais c’est un fait : au niveau de la pensée consciente et des actes politiques, une fraction de la nation se sépare de la majorité nationale et ne considère pas que la défense du système politique et économique sous lequel nous vivons constitue pour elle une obligation morale.
Prendre d’emblée la défense nationale dans son sens plein obligerait donc à envisager comment une nation, divisée sur les valeurs à sauvegarder, peut organiser cette défense. Aussi ai-je posé pour ainsi dire en postulat que la menace à laquelle était confrontée la France était essentiellement celle pouvant venir de l’Est et qu’elle était avant tout d’ordre militaire. Bien entendu cette proposition qui n’eût pas été mise en question il y a quinze ans, n’apparaît plus aujourd’hui aussi évidente à bon nombre de ceux qui se réclament de la majorité de la nation : après tout le « Mouvement pour l’indépendance de l’Europe », association à laquelle adhèrent des membres de cette majorité, considère que la menace d’ordre moral et politique vient autant de la suprématie et de l’impérialisme des États-Unis que d’un éventuel impérialisme ou d’une suprématie de l’Union soviétique.
En dépit de ces incertitudes quant à l’origine de la menace politique ou morale je ne considérerai que la menace militaire qui, dans le contexte actuel et selon toute probabilité pour les dix années à venir, se situe et continuera de se situer à l’Est.
D’ailleurs, s’il était besoin d’arguments pour justifier cette proposition je rappellerais que la France de la Ve République demeure membre de l’Alliance atlantique, que son régime politique appartient à la même famille que ceux des autres pays d’Europe occidentale et des États-Unis, qu’il diffère au contraire fondamentalement de ceux qui existent en Union soviétique et en Europe orientale et qu’enfin la coopération militaire de la France, encore aujourd’hui, s’opère avec les États-Unis et l’Alliance atlantique plutôt qu’avec l’Union soviétique et ses alliés.
Et cependant la situation est moins simple qu’il y a dix ans, puisque dans un des domaines très proches – au moins en théorie – de la Défense nationale, celui de la recherche scientifique, la France s’efforce de coopérer, pour atteindre certains objectifs, avec l’Union soviétique et pour d’autres avec les États-Unis.
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À partir de cette situation au caractère plus complexe aujourd’hui qu’hier, est-on fondé à affirmer que la doctrine militaire officielle de la France est celle qu’on a qualifiée de « tous azimuts » ? S’il en était ainsi ma conférence serait sans objet. Il ne m’appartient pas de porter un jugement sur une défense tous azimuts, mais il ne me semble pas que cette épithète convienne à la doctrine d’emploi des forces militaires de la France. Je me bornerai sur ce point à quelques remarques volontairement rapides et superficielles.
Une défense « tous azimuts » au sens strict équivaudrait en dernière analyse à la doctrine militaire d’un pays neutre. Je dirai même qu’elle est la traduction en langage militaire de la doctrine implicite de tout pays neutre au sens classique du terme, du moins celui que ce terme de neutralité revêtait jusqu’en 1914. C’est ainsi précisément que l’argument utilisé par les porte-parole allemands pour justifier l’entrée en Belgique, en dehors des arguments militaires qui allaient de soi, était le fait que la Belgique avait violé les règles implicites de la neutralité militaire en ne préparant pas en somme une « défense tous azimuts ». Et c’est pourquoi également le Roi Léopold avant 1939 avait essayé de faire accepter par le régime hitlérien sa doctrine de la neutralité en suggérant qu’il envisagerait d’établir une défense aussi bien face à la France que face à l’Allemagne. En fait, faute de moyens et pour des raisons politiques, cette « défense tous azimuts » ne connut jamais de réalisation sérieuse.
En ce qui concerne la France, les difficultés d’une « défense militaire tous azimuts » au sens strict n’échappent à personne ; dans la mesure où elle devrait s’exercer aussi bien à l’égard des États-Unis que de l’Union soviétique, elle ne pourrait qu’être une défense par dissuasion. Une telle capacité de dissuasion à l’égard des deux superpuissances atomiques me paraît, dans l’état actuel de nos projets militaires, excéder nos ressources. À supposer que nous disposions de quatre sous-marins nucléaires dans le courant des années 1970 et compte tenu des nécessités de révision et de carénage, entraînant l’impossibilité d’en avoir plus de la moitié en mer en même temps, il faudrait supposer que, des deux sous-marins demeurant en état opérationnel, l’un évoluerait au large de Leningrad et l’autre au large de New York. Sans doute est-ce là une vision volontairement simplifiée des moyens de la dissuasion auxquels il conviendrait d’ajouter les autres vecteurs. En fait je ne crois pas que les instances gouvernementales françaises aient jamais envisagé sérieusement que les relations entre les États-Unis et la France, qui à certains égards pouvaient être légitimement mauvaises et qui comportent des intérêts en partie contradictoires, puissent se dégrader au point de conduire à une épreuve de force militaire.
Je crois donc pouvoir conclure que la question de défense, au sens militaire du terme, ne se pose pas – et ne se posera pas au cours des dix prochaines années – à l’égard des États-Unis, pas plus d’ailleurs que de la République fédérale d’Allemagne (RFA) ni d’un quelconque de nos voisins européens. Si cette analyse est exacte, deux hypothèses subsistent quant au cadre dans lequel la défense nationale doit envisager son exercice et ceci, bien entendu, sans préjuger du degré d’indépendance que l’on entend garder :
1) le cadre atlantique,
2) le cadre d’une Communauté européenne.
À ce sujet, j’avancerai deux propositions :
– Ces deux cadres, atlantique et européen, ne sont ni contradictoires, ni exclusifs l’un de l’autre : une coopération européenne de défense ne pourrait, au cours des dix prochaines années, que se situer dans le cadre de l’Alliance atlantique plus ou moins déguisé. Bien entendu, il s’agit là d’une thèse qui ne présente pas d’évidence, mais qui admet la discussion.
– La coopération atlantique, dans l’abstrait, pourrait être conçue ou bien dans le domaine des armes classiques ou bien dans celui des armes nucléaires, c’est-à-dire qu’elle donnerait lieu à l’établissement d’une doctrine commune de dissuasion nucléaire. Or, la deuxième proposition, sur laquelle il me semble difficile de ne pas être d’accord, est que ces deux formes de coopération sont évidemment inséparables : on ne peut concevoir une coopération en fait d’armes classiques qui ne soit assortie d’un accord sur l’usage diplomatique et éventuellement militaire des armes nucléaires, ce qui suppose une entente, me semble-t-il, sur trois points fondamentaux :
1° Au niveau le plus abstrait, la coopération de la France avec l’Alliance atlantique implique l’acceptation commune d’une doctrine abstraite de l’ordre : représailles massives, réplique souple ou réplique graduée, toutes doctrines à propos desquelles les discussions ont revêtu un caractère passionné au début des années 1960 au moment de l’arrivée du président Kennedy à la Maison-Blanche (1).
2° Le deuxième domaine qui devrait faire l’objet d’un accord est celui qu’en anglais on nomme « crisis management » (en français « gestion des crises », « stratégie ou politique de crises »… peu importe l’expression). Il faut alors supposer que dans le cas d’une crise diplomatique il existe un minimum d’accord préétabli quant aux répliques aux diverses éventualités concevables, un organisme d’exécution chargé de la gestion des crises et une conception admettant une coordination suffisante pour assurer l’efficacité des répliques. Bien évidemment, le propre de chaque crise est d’être différente de toutes les autres ; c’est à la fois l’ambition du rationalisme que d’envisager toutes les éventualités concevables afin de prévoir comment on répliquera à chacune d’elles et l’inanité d’une rationalisation totale qui prétendrait à une prévision exhaustive.
Je me bornerai à deux exemples pour montrer la faiblesse de l’imagination et l’ingéniosité des événements :
Prenons d’abord le « Mur de Berlin ». Rétrospectivement la décision nous en apparaît somme toute facile à prévoir : c’était pour les Soviétiques et l’Allemagne de l’Est un moyen de mettre fin à « l’hémorragie des cerveaux » et par conséquent de stabiliser la division des deux Allemagnes. Mais en fait, à ma connaissance, aucun organe de planification, dans les années qui s’écoulèrent entre l’ultimatum de Khrouchtchev de novembre 1958 et la construction du « Mur de Berlin » en 1961, n’avait précisément imaginé la décision que les Russes ont prise, si bien que lorsqu’elle fut manifeste aucune réplique n’avait été envisagée.
On pourrait en dire tout autant dans un autre domaine de la solution simple que trouvèrent les Américains au problème de la démonétisation partielle de l’or sans crise, à savoir le système des deux marchés. En fait, cette solution n’avait pas été prévue et beaucoup d’experts, lorsqu’elle fut prise, crurent qu’elle ne réussirait pas.
En bref, la proposition générale me semble évidente, suivant laquelle la gestion des crises suppose un certain degré de confiance entre les gestionnaires et ne peut pas reposer sur des plans trop détaillés.
3° Le troisième domaine enfin, impliquant une nécessaire coopération, est celui qu’on appelle le « targeting ». Si l’on suppose que la force nucléaire française s’exerce dans le cadre nucléaire d’ensemble de l’Alliance atlantique, il n’est pas du tout nécessaire que la France abandonne le droit d’utiliser seule ses moyens nucléaires, mais il faut logiquement supposer un accord entre responsables français et responsables de l’Alliance pour répartir les objectifs entre les différentes forces nucléaires. Le « targeting » est ainsi le complément de la doctrine d’emploi.
Ainsi définies, les exigences d’une coopération ne me paraissent pas aujourd’hui aussi difficiles à satisfaire qu’elles le paraissaient au début des années 1960. Il est étonnant au premier abord qu’entre 1961 et 1963, les Occidentaux, la France et les États-Unis en particulier, aient discuté avec passion sur les mérites respectifs de la doctrine des représailles massives et de la réplique souple ou graduée. Aujourd’hui, en dehors des spécialistes, cette question n’intéresse plus personne.
Pourquoi la passion du début des années 1960 et l’indifférence actuelle ? La raison en est simple : en 1960 la majorité des Français, civils et militaires, était dans l’ensemble assez inconsciente de l’effort intellectuel, bon ou mauvais, fourni par les Américains au cours des années 1950 pour substituer au schéma simpliste de la ligne de guerre nucléaire (cette ligne étant franchie, on lance sur l’ennemi tout l’arsenal des moyens de destruction) une conception plus nuancée. La conception primitive des représailles massives avait été constamment mise en question par les analystes nucléaires.
Lorsque J. F. Kennedy est arrivé au pouvoir il s’est entouré d’un certain nombre de ces analystes qui devinrent ses conseillers, notamment ceux que j’avais pu fréquenter lors de mon séjour à Harvard. Ils ont produit des conceptions qui sont aujourd’hui le bien commun de tous, civils ou militaires, mais ils ont introduit parmi leurs concepts une idée contre laquelle je les avais mis vainement en garde et qui tendait à convaincre les Français qu’une petite force nucléaire était dénuée d’efficacité militaire et qu’elle était même dangereuse pour la sécurité commune. Mon argumentation à leur égard procédait toujours de deux idées : premièrement, leur disais-je, je ne suis pas convaincu et deuxièmement, à supposer que je sois convaincu, vous ne convaincrez pas le Gouvernement français. Donc il vaut mieux en prendre votre parti et accepter la constitution de la petite force nucléaire qui, à vous entendre, présenterait la double particularité d’être d’une part inefficace et d’autre part dangereuse ; l’un de ces deux arguments peut convaincre, mais non les deux à la fois.
Le parti pris américain contre la petite force nucléaire française n’a eu d’autre résultat que de susciter la passion politique ou intellectuelle des « debaters » et de donner une sorte de signification majeure à un débat qui aurait pu se dérouler sans passion. Ce débat a pratiquement cessé après la crise des fusées de Cuba en raison de l’apparente supériorité à cette époque des États-Unis et du fait que pour la première fois une confrontation directe entre les deux puissances nucléaires avait eu lieu et s’était terminée à l’avantage des États-Unis.
J’ajoute qu’à l’heure actuelle la situation est sensiblement différente de celle de fin 1962 : les Russes, on le sait, ont fait des progrès considérables quant au nombre et à la puissance de leurs fusées intercontinentales ; ils ont développé de façon sensible leur Flotte. En bref, ils se sont rapprochés de la parité militaire avec les États-Unis plus qu’à tout autre époque depuis 1945 et cependant jamais les Européens n’ont paru aussi rassurés, ce qui prouve que le degré de sécurité ou d’anxiété ressenti dépend de l’interprétation que l’on donne des intentions prêtées à la puissance agressive. La réaction des Européens aux deux crises tchèques de 1948 et 1968 est à cet égard symbolique : en 1948 le « coup de Prague » a répandu une grande peur en Europe ; en 1968 l’invasion de la Tchécoslovaquie n’a suscité que les protestations morales que le respect humain rendait indispensables, mais n’a pas provoqué la moindre trace d’inquiétude. J’espère que cette réaction est raisonnable...
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Étant admis qu’elle se situerait dans le cadre atlantique général que je viens de tracer, quel pourrait être le rôle d’une communauté européenne de défense ? Comment se présente – puisque telle est la question qui m’a été posée – le problème des relations réciproques entre Communauté européenne et unification politique de l’Europe ? Ce qui conduit, me semble-t-il, à répondre à deux questions principales : une Communauté européenne de défense favoriserait-elle l’unification européenne ? Celle-ci est-elle concevable en l’absence d’une Communauté européenne de défense ?
Au cours des années 1970 cette communauté, suivant la thèse que je viens de formuler, se situerait à l’intérieur du cadre atlantique. Par conséquent, si l’on admet, selon toute vraisemblance, qu’il s’agirait d’une communauté nucléaire, il semble qu’elle ne pourrait être que franco-britannique. La participation de la RFA paraît, pour les prochaines années, exclue pour un ensemble de raisons que l’on peut résumer en une formule simple : personne, pas même la République fédérale, ne l’accepterait. Elle est engagée provisoirement dans un effort de détente dans ses relations avec les pays de l’Est et d’autre part, les alliés, y compris la France, sont bien d’accord pour exclure toute participation allemande à une communauté nucléaire dans la mesure où cette participation impliquerait que les dirigeants allemands aient « le doigt sur la détente ».
La communauté nucléaire devrait donc être franco-britannique et comporter la mise en commun des deux forces française et anglaise. Il en résulterait alors, au sens de la Communauté européenne de défense, une inégalité de statut entre puissances nucléaires et puissances non-nucléaires. Dans ces conditions je ne pense pas que la Belgique, la Hollande ou peut-être même l’Italie souhaiteraient participer à une telle communauté nucléaire sous la forme de production d’armes nucléaires. Il en résulterait que, hormis la France et la Grande-Bretagne qui posséderaient des moyens nucléaires communs, les autres membres de la communauté, tout en participant à la formulation de la doctrine et à la gestion des crises n’auraient cependant pas au même degré que les autres le doigt sur la détente. On voit immédiatement l’inégalité fondamentale qui s’établirait entre puissances nucléaires qui détiendraient les armes dites « nobles » et puissances non nucléaires qui posséderaient les armes classiques, celles-ci confinant leurs détenteurs au rôle de fournisseurs de « piétaille » – pour reprendre une expression souvent utilisée dans la presse du début des années « 60 » et d’ailleurs discutable – celles-là étant censées garantir à leurs possesseurs la sécurité sans qu’ils aient à les utiliser effectivement.
Peut-on concevoir une dissuasion qui serait le fait d’une communauté nucléaire ? C’est une question difficile qui a donné lieu à des discussions interminables et vaines. Aussi plutôt que de les rouvrir, je préférerais prendre les choses par un autre biais et faire d’abord une mise au point concernant la validité des schémas construits par tous les auteurs ayant écrit sur la dissuasion.
Au bout du compte, que savons-nous de ce qu’on appelle la dissuasion ? Après avoir beaucoup écrit sur le sujet, je ne suis plus intéressé que par une seule question : la prise de conscience du caractère largement arbitraire de ce que nous avons tous écrit sur le sujet. Au fond que peut-on savoir avec certitude de la dissuasion ? Et pour reprendre une expression actuelle quelque peu pédante, quel est « le statut épistémologique » de la stratégie nucléaire ? En dehors des schémas de type duelliste que tous les auteurs ont pu élaborer et qu’il est possible de nos jours de compliquer au gré de l’imagination par l’introduction d’un troisième ou d’un énième acteur nucléaire – la Chine ou toute autre puissance dont l’entrée en jeu donne une importance accrue selon certains au facteur d’incertitude – nous n’avons en matière d’expérience réelle rien qui puisse fonder une connaissance valable.
Concrètement quel est le problème ? Je l’ai jadis (2) formulé à peu près en ces termes : il s’agit toujours en définitive de savoir qui peut dissuader qui et de quoi, dans quelles circonstances et par quelle menace. Citant cette formule dans son livre De l’escalade (3) Herman Kahn, tout en en reconnaissant l’exactitude n’en a pas moins cru pouvoir bâtir un certain nombre de scénarios destinés, suivant son intention affirmée, à nourrir et à entraîner l’imagination des hommes politiques.
Imaginons, à la manière de H. Kahn, le cas de duellistes dont l’un, l’Union soviétique possède les moyens de détruire intégralement le territoire et la population de la France, tandis que celle-ci a probablement la capacité – elle l’a en tout cas si elle prend l’initiative de la première frappe et jusqu’à un certain point en deuxième frappe – de détruire un certain nombre de villes soviétiques. Que peut-on affirmer à partir d’un tel schéma ? La plupart des analystes prétendent appliquer à son sujet la notion de rationalité et croient pouvoir affirmer : tel duelliste ferait ou ne ferait pas ceci ou cela. Mais le défaut de tels raisonnements est que personne n’est en mesure de définir avec certitude la rationalité en cette circonstance, abstraction faite de la connaissance ou bien des buts ou bien des systèmes de valeurs des duellistes. Mais pour reprendre une image commune, ce qui peut apparaître irrationnel à un certain plan, par exemple la conduite du capitaine de vaisseau qui sombre avec son navire pour ne pas l’abandonner, ne l’est pas cependant selon un autre système de valeurs, celui du chef convaincu suivant le code de l’honneur, qu’il ne doit pas abandonner le vaisseau qui lui a été confié.
Donnons-nous par la pensée le cas d’une grande puissance qui voudrait faire capituler une petite puissance. Parmi les multiples scénarios qu’on peut imaginer dans ce cas figure celui du coup de semonce sous la forme d’une ou deux armes atomiques ou thermonucléaires. Que ferait dans ce cas la petite puissance ? Déciderait-elle de risquer l’holocauste ou capitulerait-elle ? À mon sens il n’existe pas de réponse certaine au niveau d’un tel schématisme. On peut à volonté bâtir un « scénario » suivant lequel la grande puissance obtiendrait aisément la capitulation de la petite ou inversement en construire un autre selon lequel la grande puissance ne se risquerait pas au chantage nucléaire parce qu’elle pourrait craindre que la petite, consciente de son infériorité en deuxième frappe, ne prenne l’initiative de frapper la première. Est-il rationnel que la petite puissance frappe la première tout en ayant la certitude d’être entièrement détruite par la riposte ? Certainement non. Est-il inconcevable qu’elle le fasse ? Rien n’est inconcevable en cette matière et à ce niveau de construction purement imaginaire où chacun peut trouver des raisons convaincantes de donner l’une ou l’autre réponse.
À partir de tels schémas duellistes considérés par leurs auteurs comme rationnels s’échafaudent des spéculations données alors comme évidentes. Ainsi en va-t-il de la doctrine dite du « sanctuaire » : une petite puissance nucléaire serait certes incapable de protéger un territoire autre que le sien mais elle assurerait à celui-ci une intégrité et une invulnérabilité absolue puisqu’en suprême recours elle pourrait infliger à tout agresseur des destructions sans commune mesure avec la valeur réelle de l’enjeu que constitue son propre territoire. On peut mettre en forme rigoureuse de tels raisonnements, mais ce sont des spéculations, car nul ne peut savoir ce que vaut pour telle ou telle puissance nucléaire la destruction de tel ou tel autre antagoniste. Tout ce qu’on peut affirmer avec certitude c’est que la possession d’une force nucléaire, même de puissance limitée, représente en certaines circonstances, difficiles à préciser, un élément de dissuasion dont la mesure exacte est impossible. Sans doute une conclusion aussi modérée et jusqu’à certain point sceptique décevra-t-elle, mais c’est souvent le propre des spéculations stratégiques les plus savantes que d’aboutir à des résultats aussi minces.
Après tout Clausewitz, que je relisais encore récemment, ne parvient-il pas à des constatations aussi peu dogmatiques lorsqu’il conclut, au terme d’une réflexion souvent ardue, qu’autant la tactique peut faire l’objet d’un enseignement parce qu’elle admet des règles d’application pratique, autant il est vain de chercher à enseigner la stratégie car aucune situation globale de relations antagonistes ou de guerre entre États ne saurait être assimilée à une situation historique antérieure, les circonstances et les acteurs en étant différents. Le meilleur recours du chef réside alors dans son intuition et dans son bon sens, et la raison pure (c’est-à-dire la théorie) ne saurait prétendre fournir dans tous les cas une solution universellement valable.
En d’autres termes nous pouvons certes construire des schémas et des scénarios dans lesquels un pays détenteur d’une force nucléaire bien moins importante que celle des grands se trouve certainement en état d’infériorité vis-à-vis d’eux, mais nous n’avons pas le droit d’affirmer que la valeur dissuasive d’une petite force est nulle, de même que nous n’avons pas le droit d’affirmer qu’elle confère au territoire national une sécurité qui en fait un sanctuaire. Cela est d’autant moins vrai dans le cas de la France et dans le contexte actuel que la menace, si elle venait de l’Est, passerait d’abord à travers le territoire allemand ; l’hypothèse d’une attaque directe contre le territoire français dans les dix prochaines années paraît dénuée de sens.
La dernière remarque que je voudrais faire concerne l’expérience de la dissuasion. Pourquoi l’expérience ne nous permet-elle pas d’affirmer que la dissuasion réussit ou échoue dans tel ou tel cas ? La raison en est d’une évidence banale : le propre de la dissuasion est que, si elle réussit, on ne peut prouver cette réussite ni en attribuer le bénéfice exclusivement à la détention d’armes nucléaires. Si l’autre s’est abstenu de faire ce qu’on voulait lui interdire on ne peut jamais prouver qu’il ne l’a pas fait parce qu’on possédait des armes nucléaires, car on peut toujours avancer beaucoup d’autres raisons pour expliquer cette carence d’action.
Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que la force nucléaire américaine n’a pas empêché la Corée du Nord de franchir le 18e parallèle ; mais à partir de là, on peut seulement en inférer qu’une force nucléaire considérable ne suffit pas à dissuader un ennemi potentiel de commettre une agression limitée en un territoire marginal et pour un enjeu restreint. Mais s’il s’agit de l’Europe occidentale, est-ce qu’en l’absence de la force nucléaire américaine l’Union soviétique aurait occupé l’Europe occidentale ? Nous sommes incapables de l’affirmer parce que nous ne savons pas si l’Union soviétique avait l’intention d’occuper militairement l’Europe occidentale compte tenu de tous les problèmes et des conséquences que cette décision impliquait. En d’autres termes nous ne pouvons avoir de certitude que dans les cas où la dissuasion n’a pas été effective, nous ne connaissons jamais de façon certaine les cas où elle a joué avec succès. Or la plupart de ces cas ne justifient nullement les schémas abstraits que nous pouvons construire, mais nous indiquent simplement que, jusqu’à présent, les puissances nucléaires, pour un ensemble de raisons que je m’efforcerai d’élucider plus loin, n’ont jamais utilisé ces armes pour interdire des initiatives ennemies d’ordre secondaire.
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Cette mise au point concernant la validité de notre connaissance de la dissuasion étant faite, revenons à cette Communauté européenne que nous nous donnons par la pensée et demandons-nous si les Allemands pourraient y entrer sans posséder d’armes atomiques : oui sans doute. Cette communauté serait-elle efficace en tant que force de dissuasion ? Là encore il convient de se garder de tout dogmatisme. Il ne serait pas du tout exclu qu’une communauté nucléaire franco-britannique, à supposer qu’elle ait pu se constituer dans le cadre atlantique et même après un retrait des troupes américaines d’Europe, ait une certaine efficacité dissuasive, mais à une condition, c’est que cette communauté nucléaire de défense européenne s’accompagne d’une communauté politique et morale.
Quelle est, en effet, la condition pour que deux États possesseurs d’armes nucléaires puissent convaincre un ennemi potentiel de leur détermination d’utiliser leurs ressources pour défendre des territoires autres que les leurs ? C’est de créer entre eux-mêmes et leurs alliés une unité politique et morale telle qu’ils donnent à l’ennemi potentiel le sentiment qu’ils ne font pas de différence entre le « sanctuaire » et les autres territoires. Il va de soi que si l’on commence par dire qu’on ne peut jamais avoir ce sentiment de l’égalité entre sanctuaire et territoires voisins, on s’interdit par là même toute possibilité d’une communauté nucléaire de défense à capacité dissuasive.
Mais si l’on créait progressivement dans la communauté politique européenne un sentiment tel que le territoire de l’un se confonde avec le territoire de l’autre et si l’intégration des forces classiques atteignait un degré tel que toute agression contre, disons, la République fédérale d’Allemagne, en vienne nécessairement à être considérée par la France et la Grande-Bretagne comme une agression contre leurs propres forces, dans cette hypothèse alors la communauté européenne de défense cesserait d’être une fiction et pourrait atteindre à l’efficacité.
En d’autres termes, la réponse à la question de savoir quelle influence les armes nucléaires exercent sur l’unification européenne me paraît appeler une réponse non équivoque : il est bien vrai qu’aucun des possesseurs d’armes nucléaires ne les transfère et vraisemblablement ne les transférera avant longtemps à ses alliés ; il en résulte une dualité de fait, entre ceux qui sont détenteurs d’armes nucléaires et ceux que ces armes devraient protéger, dualité qui rend la création d’une communauté de défense plus difficile que s’il n’existait que des armes classiques. Cette difficulté, à mon avis, n’équivaut pas à l’impossibilité, elle signifie simplement que pour parvenir à créer une communauté militaire de défense européenne, il faudrait créer en même temps le sens d’une communauté politique et morale perçue comme telle à la fois par les Européens et par l’adversaire potentiel, c’est-à-dire que la délégation de mise en œuvre de ces armes à deux des puissances européennes, l’établissement d’une organisation commune pour la gestion des crises et enfin le développement d’un sentiment de confiance mutuelle feraient que les Européens ensemble apparaîtraient aux autres comme une communauté.
Cela dit, est-il question aujourd’hui de cette authentique communauté européenne entre les États d’Europe occidentale ? Il faut reconnaître que nous en sommes actuellement très éloignés et il convient de mesurer les difficultés qu’elle rencontre.
En dehors même des Européens ou des Français qui sont de sympathie communiste, toute une partie de l’opinion française, italienne et, peut-être de manière plus discrète, britannique, a le sentiment d’une menace américaine, non pas à proprement parler contre le système économique et politique des Européens de l’Ouest, mais contre les valeurs culturelles de l’Europe, d’où une réaction contre la suprématie ou l’hégémonie qui, au sens propre du terme, me paraît incontestable ; l’hégémonie n’étant pas ici l’expression d’une volonté du fort mais le fait du plus fort. Il est parfaitement clair, par exemple, que le système monétaire établi a été imposé à tous, et aux Occidentaux entre autres, parce que les Américains sont les plus forts et que ce système leur convient le mieux. Je laisse de côté la question de savoir si ce système est conforme ou contraire à tels intérêts européens, je constate que cette suprématie est un fait et qu’elle peut être ressentie comme une menace. Il en va de même lorsqu’on est attaché à un certain style de vie et à certaines valeurs européennes et qu’on les voit supplantés par des coutumes américaines qui apparaissent comme une menace, non pas au même titre que celle que représenterait un régime de type soviétique, mais une menace quand même.
Mais plus encore – et c’est là peut-être la difficulté majeure – une communauté véritable supposerait que chacun des Européens ne fasse aucune différence entre ce qui se passe chez lui et ce qui se passe de l’autre côté de la frontière, et que la prospérité allemande, par exemple, soit ressentie par les Français comme une partie de leur propre prospérité. Il ne me semble pas que la solidarité européenne atteigne déjà ce degré.
En conclusion, en me limitant aux perspectives actuelles et en essayant d’atteindre au maximum d’objectivité possible, je dirai ceci : pour l’instant, les Européens sont peu préoccupés de leur défense nationale, pas plus que d’une Communauté européenne de défense ; ils paraissent convaincus qu’il n’y a pas de danger d’ordre militaire proprement dit et le partage de l’Europe leur paraît pour ainsi dire stabilisé pour une durée indéterminée. Il n’y a donc aucun signe que les Européens veuillent prendre particulièrement au sérieux l’organisation collective de leur défense et il est probable que cette situation se prolongera au cours des prochaines années.
Le seul fait, dans le domaine proprement militaire, qui pourrait provoquer un choc et inciter à une transformation serait le retrait massif des troupes américaines d’Europe. Le jour où les Européens seraient obligés de confronter seuls la puissance du monde soviétique, peut-être prendraient-ils conscience de leur situation et se décideraient-ils à faire un effort. C’est alors que se poserait la question : sont-ils capables, ensemble, de créer une communauté nucléaire qui soit en mesure de suivre la course qualitative aux armements et de fabriquer si nécessaire par exemple des fusées de type MIRV et des engins capables de pénétrer un système moderne de défense contre engins si tant est que les Russes se mettent à fabriquer de telles armes, au cas où les négociations entamées à Helsinki auraient échoué ?
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Je ne crois pas qu’une communauté européenne se heurte à une impossibilité matérielle, économique ou politique insurmontable, mais il n’y a aucun signe d’existence, pour l’instant, d’une volonté politique européenne d’y parvenir. Tout se passe au contraire, à l’heure actuelle, comme si les Européens de l’Ouest étaient satisfaits de forger leur prospérité économique à l’ombre de la puissance américaine, pleins de ressentiment contre elle, mais incapables de vouloir s’en dégager. S’il en est ainsi c’est, me semble-t-il, en raison d’une des particularités de la civilisation dans laquelle nous vivons : il est parfaitement possible pour les Européens de jouir d’une grande prospérité sans être sujets de l’Histoire universelle, c’est-à-dire sans avoir de possibilité d’action politique.
L’américanisation d’une partie de l’économie française (les industries de pointe possédées par des sociétés américaines sont de plus en plus nombreuses sur le territoire français) n’exclut pas l’élévation du niveau de vie, peut-être même le favorise-t-elle : je n’en veux pour preuve que l’exemple du Canada où les grandes entreprises sont possédées par le capital américain et où le niveau de vie atteint 80 % du niveau de vie américain. La colonisation par les États-Unis est – ou serait vraisemblablement – la plus confortable du monde. Ce n’est évidemment pas une raison pour s’en satisfaire. ♦
(1) C’est pour expliquer ce débat passionné que j’ai écrit alors : Le grand débat – Initiation à la stratégie atomique ; Calmann-Lévy, 1963.
(2) Paix et Guerre entre les Nations ; Calmann-Lévy, 1962 ; p. 407.
(3) Herman Kahn : On escalation: Metaphors and scenarios, 1965. Traduction française : De l’escalade ; Calmann-Lévy, 1966, p. 36 et suiv.