Un concept en quête de substance : la défense européenne (mars 1995)
L’épithète « européenne » jouit de nos jours d’une fortune singulière. Accolée à un substantif, elle lui confère instantanément une réalité, une modernité et comme une noblesse indiscutables. Ainsi, de la défense : il suffit de la qualifier d’européenne pour la soustraire à toute mise en question. À la rigueur, vous pouvez vous interroger sur le « quand ? » (mais la réponse est connue : « tout de suite »), sur le « comment ? » (bien sûr, par n’importe quel moyen) ou sur le « combien ? » (« toujours plus »), mais jamais sur le « si ? » et le « pourquoi ? ». La nécessité d’une défense européenne n’a pas besoin d’être démontrée ; il ne faut que l’affirmer. La cause est entendue avant d’être instruite. Il n’est plus temps d’ergoter sur son principe ; la seule urgence est de passer à l’exécution.
C’est là, à vrai dire, que le bât blesse. Chacun a beau parer par avance la défense européenne de toutes les vertus et appeler son avènement des vœux les plus éloquents, les faits, inexplicablement, tardent à suivre. Il en va de la défense européenne comme de ces entreprises qu’on accomplit en rêve avec une surprenante facilité et qu’aucun obstacle n’arrête. S’éveille-t-on, rien ne va plus ; une réalité rebelle succède aux complaisances de l’imagination ; la déception est à la mesure des espérances trompées. Deux minutes de réflexion, pourtant, auraient épargné et cette illusion et cette désillusion. Rien n’est plus simple, en effet, que la problématique de la défense européenne ; rien, non plus, n’est moins équivoque que les conclusions qu’elle impose.
Pour une Europe qui n’a, comme il se doit, d’autre ambition que de préserver la paix et de servir la justice, il n’existe, en tout et pour tout, que deux cas dans lesquels le recours aux armes soit légitime : le premier est celui d’une agression armée qui serait dirigée contre elle et l’obligerait à exercer son droit de légitime défense ; le second est celui d’une menace assez sérieuse à la paix mondiale pour qu’une Europe consciente de ses devoirs juge bon de contribuer à y mettre fin. Hors de ces deux éventualités, d’ailleurs expressément prévues par le droit international et réglementées par la Charte des Nations unies, une action militaire ne pourrait procéder que d’un esprit de conquête que l’Europe qui la condamne chez les autres se doit de répudier pour elle-même. On nous accordera qu’il n’y a pas lieu d’en envisager ne serait-ce que l’hypothèse. Dès lors, il faut, mais il suffit de se demander quels seraient le sens et l’utilité d’une défense européenne dans les deux cas qui, seuls, méritent d’être retenus.
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