Deux domaines récemment prospectés et interconnectés – l’espace extra-atmosphérique et le cyberespace – définissent un nouveau champ de forces, d’affrontements et d’occasions à saisir pour ceux qui y ont accès et savent en combiner les effets. Loin d’avoir la même consistance, ils sont désormais ouverts à la compétition et au conflit.
L'espace extra-atmosphérique et le cyberespace : exploration d'une relation symbiotique
L’espace extra-atmosphérique et le cyberespace sont liés par nécessité. Allons plus loin et défendons la thèse d’une véritable synergie. Aussi, cette réflexion se propose-t-elle d’étudier le degré de complémentarité entre l’espace extra-atmosphérique (désigné, comme il est d’usage, par « espace ») et le cyberespace, ainsi que les formes qu’une telle connexion pourrait prendre.
L’objectif est à terme d’identifier les capacités qui évoluent au croisement de ces deux domaines. Cette démarche semble d’autant plus nécessaire qu’elle raisonne par analogie avec l’actuel chevauchement existant entre le domaine de l’air et celui de l’espace et les implications de celui-ci sur la manière de faire la guerre.
Nous suspectons une révolution plus importante encore, dissimulée à l’intersection du spatial et du cyber, susceptible de dépasser le stato-centrisme traditionnel. Cette relation mérite d’être approfondie : elle paraît en effet insuffisamment étudiée, sans doute parce qu’elle semble aller de soi. En analysant le spatial et le cyber sur un pied d’égalité, et non à partir d’un seul des termes de l’équation comme il est de coutume, on compare ici les deux domaines afin d’en étudier les différences et les similarités. Une tentative graduelle de synthèse est ainsi proposée.
Différences historiques…
Le cyberespace peut être défini comme « le maillage de l’ensemble des réseaux permettant l’interconnexion informationnelle des êtres vivants et des machines » (1). En cela, il n’est pas nouveau au sens où cela fait désormais plus de 130 ans que, télégraphe aidant, les communications instantanées sont possibles. En réalité, ce n’est cependant pas tant la vitesse de communication que la baisse importante du coût de transmission qui importe ici et qui rend possible l’actuelle révolution informationnelle. En 1992, il n’y avait ainsi que 2,2 milliards. Et si 161 milliards de gigaoctets étaient échangés en 2006 sur la Toile, c’est plus de 1 000 milliards qui circulaient quatre années plus tard. Par ailleurs, en 2010, 70 % de l’ensemble de l’information générée dans le monde provenaient du net (e-mails, vidéos, etc.).
Preuve est donc faite que les barrières à l’entrée du domaine cyber ont suffisamment baissé pour permettre aux acteurs non étatiques et aux petits États d’accéder à la table des grandes puissances, voire d’en perturber le jeu, pour un coût minime. C’est d’au tant plus vrai que le domaine cyber est en grande partie artificiel et, bien que récent, Arpanet a été créé en 1969 mais la naissance de la Toile (World Wide Web) date de la fin des années 1980, sujet à d’énormes et rapides changements technologiques. Ces derniers viennent dès lors contrebalancer l’équilibre entre effets centralisateurs et décentralisateurs au bénéfice de ceux que la puissance au sens traditionnel du terme n’avantageait pas.
L’échelle spatiale est tout autre : l’an passé, seulement 84 lancements transportant quelque 133 charges utiles au-delà de la frontière des 100 km ont été effectués depuis une quinzaine de sites différents autour du monde, totalisant un peu moins d’un millier de satellites actifs actuellement en orbite. De fait, si le cyberespace est très rapidement sorti du giron gouvernemental, le spatial s’est par contraste développé dans le cadre du duopole de la guerre froide. Né de manière différente à une époque différente, l’espace est en outre resté hautement prohibitif : alors que quelques centaines d’euros suffisent pour être connecté, ce sont des centaines de millions d’euros qui sont ici nécessaires pour être satellisé.
Contrairement à ce que le film The Astronaut Farmer (Michael Polish, 2006) pourrait nous faire croire, il n’y a en effet pas d’équivalent spatial au cyberartisanat, qu’il s’agisse du hacker isolé dans sa chambre ou du génie informatique reclus dans son garage. L’excellence technologique est une nécessité et cela à tous les stades du processus. L’espace est un pari sur l’avenir qui ne peut s’envisager que sur des décennies. Et cela d’autant plus que le domaine spatial est caractérisé, ainsi des satellites, par une certaine inertie due aussi bien à l’absence de série (des phases de développement et de production superposées) qu’aux contraintes de milieu une fois l’objet placé en orbite (l’impossibilité d’une maintenance sur place ou d’une récupération). Le programme Voyager constitue de ce point de vue un exemple extrême : en 1977, lors de leur départ, les deux sondes incarnaient ce que l’Amérique pouvait faire de mieux en matière de technologie informatique et surtout de miniaturisation. Au moment de la rencontre avec Saturne, trois ans plus tard, plus de deux cycles de doublements du nombre de transistors (Loi de Moore) étaient pour tant déjà passés et l’ordinateur portable était né. Dix ans plus tard lors du passage au-dessus de Neptune, même ce léger archaïsme n’était plus d’actualité : pas moins de cinq cycles de doublements venaient alors se rajouter, l’apparition du téléphone portable indiquant désormais l’ampleur du fossé technologique.
… pour une convergence stratégique
Néanmoins, force est aujourd’hui de constater que la diffusion de la puissance inhérente au cyberespace a également des ramifications cosmiques. De fait, révolution dans les technologies de l’in formation oblige, des satellites devenus de moins en moins coûteux et de plus en plus performants sont désormais accessibles à un nombre croissant d’acteurs. Pour reprendre les termes soigneusement choisis par le Pentagone lors de la publication de sa National Security Space Strategy de 2011 : l’espace apparaît de plus en plus congestionné, contesté et compétitif.
En 2011, les États-Unis ont ainsi investi 43 milliards de dollars, soit 62 % du budget spatial mondial, et seulement 8 autres pays et organisations ont investi plus de 1 milliard dans l’espace (Russie, Japon, Chine, France, Allemagne, Inde, Agence européenne, Italie). Or, ils n’étaient que 5 en 2006 (Russie, Japon, France, Allemagne et Chine). De même, 19 pays ont dépassé les 100 millions (Canada, Brésil, Argentine, Mexique, Belgique, Norvège, Espagne, Suède, Suisse, Pays-Bas, Royaume-Uni, Kazakhstan, Iran, Israël, Turquie, Émirats, Pakistan, Australie, Corée du Sud). Ils n’étaient que 12 en 2006 ; 25 pays ont investi entre 10 et 100 millions ; ils n’étaient que 20 en 2006. Résultat : l’espace se démocratise et quelque 60 pays et consortia ont aujourd’hui accès aux technologies satellitaires civiles.
Mais ce faisceau de points communs n’est que le fruit d’une synergie plus vaste. Et pour cause, chacun se réfère à l’exploitation de ce nouvel environnement géophysique qu’est le spectre électromagnétique, de même qu’à une infrastructure typique liée aux nouvelles technologies de l’information. Aussi les capacités cyber et spatiales sont-elles connectées et distribuées de manière complémentaire et globale : une donnée circulant par fibre optique pouvant être à tout moment redirigée par satellite et revenir ensuite sur un réseau terrestre.
Tout comme le cyberespace peut être découpé selon un niveau physique et un niveau virtuel ou informationnel, de même il faut comprendre qu’un système spatial comprend trois composantes majeures : 1) le satellite en orbite, 2) les liaisons montantes et descendantes entre l’objet spatial et les stations au sol, et 3) la station terrienne qui contrôle le satellite et exploite et distribue les informations. L’espace, de façon plus limpide encore du point de vue de notre sujet, distingue en outre, si nous en croyons John Klein, deux « lignes de communication célestes » : 1) les routes « matérielles » de communication, soit les trajectoires des objets lancés vers l’espace, et 2) les lignes « immatérielles », soit la capacité de l’espace à transmettre de l’information.
Cette convergence est synonyme d’occasions à saisir. L’économie prospère et mondialisée repose en effet aussi bien sur l’exploitation des milieux classiques maritimes, aériens et terrestres que sur ces nouveaux milieux que sont le spatial et le cyberespace. Tous les deux sont un extraordinaire « multiplicateur de forces » au service, non seulement de la société civile mais également de la sécurité et de la défense des États. Comme l’indiquait le général Bruce Carlson, le désormais ex-directeur du National Reconnaissance Office (NRO) lors de deux conférences en 2009 et 2010 (2), le matériel (hard ware) satellitaire vieillissant ne doit en effet de continuer de produire de l’information qu’aux « jeunes gens qui écrivent les logiciels (software) ». Or, si le contenu (content) est de bien meilleure qualité et si la transmission vers les utilisateurs est non seulement plus rapide (timeless) mais aussi plus vaste (access), c’est parce que les États-Unis maîtrisent le cyberespace et la boucle ACT (accès, conte nu, temps).
Synthèse spatial-cyber basse : un milieu non-cinétique ?
Qui dit possibilités, dit également menaces. Montrer que le cyberespace et l’espace ne peuvent pas être séparés revient de ce point de vue à tenter l’exploration d’une première synthèse. Pour cela, il nous faut convenir de deux choses. Tout d’abord, l’expérience du spatial accumulée lors du dernier demi-siècle n’est que de peu d’utilité face à la rapide prolifération dont l’espace est aujourd’hui le témoin. Dans ces conditions, que nous parlions de stratégie spatiale ou de cyberstratégie, dans les deux cas, les questions sont plus nombreuses que les réponses.
À ce constat s’ajoute ensuite la rupture qu’a constituée le tir antisatellite (Asat) chinois de 2007. La surprise de la communauté internationale de voir ainsi se manifester une technologie aussi mature n’a eu d’équivalent que le nuage de plus de 2 500 gros débris créés à l’occasion. Cet événement apparaît a posteriori d’autant plus important qu’il a permis à chaque acteur de réévaluer la fragilité du milieu spatial, de même que son caractère global et interdépendant : aucun État ne peut à lui seul assurer sa sécurité et toute réponse à ce problème ne peut qu’être internationale. Dans cette perspective synthétique, les débris sont à l’espace ce que les botnets sont au cyber.
Désormais, une attaque Asat physique dans l’espace semble – au moins sur le court et moyen termes – beaucoup moins probable qu’une cyberattaque. Étant donné la problématique grandissante des débris, l’espace sera sans doute dans l’avenir la proie de menace non-directement létale. C’est d’autant plus vrai que la distribution des effets est transversale et naturelle, les actions commençant dans un domaine se poursuivant nécessairement dans l’autre. Reste que l’argument n’est pas tant de dire qu’un satellite constitue une cybercible de choix, que de noter combien des acteurs technologiquement peu performants peuvent avoir aussi bien la volonté que les moyens d’interférer avec les infrastructures orbitales d’entités plus puissantes. Les barrières diminuant, l’intégration des capacités spatial-cyber est inévitable.
Interdire l’utilisation des capacités spatiales ne réclame en effet pas toujours de programme spatial en tant que tel. Un centre de contrôle est susceptible d’être victime d’une cyberattaque directe visant son matériel informatique et ses systèmes de gestion (virus, etc.). La liaison contrôlant le satellite peut aussi être piratée. Des instructions nocives peuvent alors être données au satellite, entraînant des actions néfastes comme la modification de son orbite ou le gaspillage de son précieux carburant. De même, ses transpondeurs peuvent être brouillés comme en témoigne le différend qui a opposé le royaume du Tonga à l’Indonésie après que le premier a revendiqué plusieurs positions en orbite géostationnaire pour des opérations de spéculations. Cette dispute a culminé en 1996 avec les protestations d’autant plus vives de la seconde que les Tongiens ont bientôt eu des difficultés à communiquer avec leur satellite ; l’interférence intentionnelle indonésienne étant aujourd’hui reconnue.
Le plus souvent, néanmoins, le différend porte sur le contenu du message et rend directement compte de la dimension cognitive (la « guerre de l’information ») de l’enjeu spatial-cyber au XXIe siècle. En 2003, des signaux provenant de Cuba – un pays idéalement situé pour ce genre d’opérations visant les satellites au-dessus de l’Atlantique – avaient ainsi empêché plusieurs programmations de Voice of America en direction de l’Iran. Une méthode alternative – plus radicale dans cette perspective – consiste non pas tant à brouiller les signaux d’un satellite, qu’à en détourner, à en pirater le contenu. C’est ce que la secte chinoise Falun Gong est parvenue à faire en prenant en 2002 le contrôle d’un satellite gouvernemental chinois dont elle s’est ensuite servie pour diffuser ses propres messages anti-gouvernementaux.
Synthèse spatial-cyber haute : une diffusion accentuée de la puissance ?
Il ne s’agit certainement pas d’exagérer cette menace. Un brouillage intentionnel est, une fois identifié, relativement facile à déjouer. De même, les satellites commerciaux, plus vulnérables, sont aujourd’hui durcis et leurs centres de contrôle et de liaisons sont protégés. Reste que, tout comme c’est le cas dans le cyberespace, la notion de contrôle ou de domination devient dans l’espace plus problématique qu’elle ne l’est dans l’air ou sur les mers. Pour cause, les systèmes spatiaux sont aujourd’hui valorisés principalement pour leur capacité à transporter de l’information selon une analogie tenant plus au télégraphe et aux rails du XIXe siècle qu’au seapower ou air power passés et actuels.
Ce faisant, c’est la notion même de puissance au XXIe siècle qui doit être réactualisée. Aussi proposons-nous ici une synthèse spatial-cyber qui tienne compte des deux aspects novateurs de la puissance : le cyberpower, défini de manière relationnelle par Joseph Nye comme la capacité à obtenir des résultats au sein du cyberespace mais également en dehors en recourant aux outils de celui-ci (3) ; et le spacepower, soit, pour les auteurs d’une étude fameuse de la Rand, la poursuite des objectifs nationaux, par la mobilisation de la dimension espace et l’utilisation des capacités spatiales, et de la mondialisation (4).
Tel était déjà plus ou moins le propos en 1988 du président américain Ronald Reagan qui, lors de son discours à l’Université d’État de Moscou, n’avait pas hésité à anticiper les conséquences de la synergie entre les technologies de l’information et les systèmes spatiaux : « Relié par un réseau de satellites et de câbles à fibre optique, un individu avec un ordinateur de bureau et des commandes téléphoniques qui n’étaient pas disponibles aux gouvernements les plus puissants quelques années auparavant… Tels une chrysalide, nous sommes en train de sortir de l’économie de la Révolution industrielle ».
L’information n’a jamais été autant diffusée. Certains peuvent le déplorer à l’exemple de l’ex-US Space Command qui, en 1998, notait que « n’importe qui peut, grâce à Internet, avoir accès à des images de très haute résolution presque instantanément ». Pourtant les bénéfices sont grands comme en témoignait déjà en 1986 le suivi en direct, derrière le Rideau de fer, de l’accident de Tchernobyl par les satellites civils occidentaux, Landsat et Spot.
Ainsi, tout le monde, qu’il soit leader, analyste politique ou simple citoyen, peut partout sur la planète avoir accès à des informations autrefois cachées et aujourd’hui libre d’accès. Il peut aussi créer, partager et peut-être peser sur la prise de décision et sur les événements. L’utilisation quotidienne de Google Earth et Google Maps tend à le montrer. Des ONG vont plus loin et assument directement l’objectif de « niveler le terrain de jeu entre les gouvernements et les électeurs » à l’image du projet Public Eye créé par John E. Pike de Global Security, voire tentent de mobiliser la société civile comme en témoigne le Satellite Sentinel Project organisé par l’acteur George Clooney.
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À en croire le dernier document du Pentagone datant de janvier 2012, les armées américaines se doivent d’être agiles, flexibles et économiques. Autant d’éléments qui favorisent, outre l’utilisation massive des drones, un investissement croissant à la fois dans l’espace circumterrestre et dans le cyberespace. La chose n’étonnera pas Colin Gray qui, en 2005, notait déjà l’idée selon laquelle « la guerre du futur inclura la guerre dans l’espace et le cyberespace » (5). Pour autant, selon Joseph Nye, le cyberpower n’assumera vraisemblablement pas le rôle de Game Changer dans le jeu dangereux des grandes puissances (6). Le spatial sans doute non plus alors que le néologisme aérospatial ne fait pas (encore) sens. Reste que l’exploration de ces deux tentatives imparfaites de synthèse montre que la fusion entre le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique commence à peine à produire ses effets.
Éléments de bibliographie
Colin S. Gray : La Guerre au XXIe siècle. Un nouveau siècle de feu et de sang ; Économica, 2005 ; 423 pages.
Dana J. Johnson, Scott Pace et Bryan C. Gabbard : Space: Emerging Options for National Power ; Rand Corporation, 1998 ; 118 pages.
Federal Aviation Administration (FAS) : 2011, Year in Review ; janvier 2012 (www.faa.gov/).
John K. Klein : Space Warfare. Strategy, Principles and Policy ; Routledge, 2006 ; 196 pages.
Joseph S. Nye : The Future of Power ; Public Affairs, 2011 ; 320 pages.
Maison-Blanche : « Remarks and a Question-and-Answer Session with the Students and Faculty at Moscow State University » ; 31 mai 1988 (www.reagan.utexas.edu/).
Stéphane Dossé et Olivier Kempf (dir.) : Stratégies dans le cyberespace ; L’Esprit du Livre, 2011 ; 210 pages.
US Department of Defense : Sustaining US Global Leadership: Priorities for 21st Century Defense ; janvier 2012 (www.defense.gov/).
US Department of Defense et US Office of the Director of National Intelligence : National Security Space Strategy ; janvier 2011 (www.defense.gov/).
US Space Command : Long Range Plan, avril 1998 (www.fas.org/).
(1) Stéphane Dossé : « Le cyberespace : structure et espace d’opérations », Stratégies dans le cyberespace, p. 27.
(2) Disponible sur le site de la NRO (www.nro.gov).
(3) Joseph S. Nye : The Future of Power, p. 123.
(4) Dana J. Johnson, Scott Pace et Bryan C. Gabbard : Space: Emerging Options for National Power, p. xi.
(5) Colin S. Gray : La Guerre au XXIe siècle. Un nouveau siècle de feu et de sang, p. 275.
(6) Joseph S. Nye, op. cit., p. 151.