La politique de défense voit son objet principal mis en cause par la dématérialisation et la déterritorialisation des pouvoirs. L’évidence « westphalienne » du militaire comme garant de la survie du pays et principal instrument de sa défense s’estompe. La révolution cybernétique affecte l’être militaire et l’oblige à se repenser dans son environnement numérique.
L'être militaire à l'épreuve du cyber
Bien que la prégnance du cybermonde s’affirme chaque jour, la vie et la mort continuent à scander la réalité non virtuelle de la condition humaine. Le monde réel reste le milieu privilégié de l’exercice du fait militaire, fondé sur la contrainte physique appliquée à l’homme et à ses instruments de puissance (militaire, économique, industriels…).
Dématérialisation et numérisation ont néanmoins fait profondément évoluer l’exercice de cette contrainte. Se souvient-on que le millième ordinateur ne s’est connecté à Internet qu’en 1984, année où est d’ailleurs apparu le terme de « cyberespace » (1) ? Aujourd’hui, le temps de lire cette ligne, 30 millions de courriels ont été envoyés.
La contraction de l’espace et du temps née de cette déferlante numérique place le militaire dans une situation inédite. Les flots d’information se jouent des barrières naturelles ou artificielles, des torrents d’images forcent l’émotion sans accorder le temps de la réflexion. Deux fondements de l’existence du militaire sont fragilisés : les frontières qu’il doit garantir et l’emploi légitime de la violence physique. La souveraineté et celui chargé de permettre son exercice s’en trouvent mis en cause. S’y ajoutent la dépersonnalisation du cybermonde et l’individualisme qu’il favorise pourtant, en conflit direct avec le sens du sacrifice au profit du collectif inhérent à l’état militaire. S’adapter sans se perdre, le défi est là, le monde n’attendra pas.
Le tsunami numérique
Les trois dernières décennies ont vu se conjuguer trois phénomènes : la numérisation (traduction de toute information dans une langue vernaculaire unique faite de 0 et de 1), l’interconnexion globale des réseaux de diffusion ainsi rendue possible et la miniaturisation des terminaux capables d’y accéder.
Le codage binaire efface les frontières entre sons, images, textes, et les fond en une information instantanément reproductible. L’interconnexion des réseaux la rend globalement transmissible. La multiplication des terminaux fixes et mobiles – simultanément générateurs de données et points d’accès – la rend universellement accessible. La « convergence numérique » crée, multiplie, libère et rend partout disponible de l’information, sur tout et à tout moment.
Ce « tsunami numérique » (ou « Big Data » dans le monde anglo-saxon) bouscule les espaces, met en prise directe des acteurs au cœur d’environnements et d’événements qui leur étaient encore inaccessibles récemment. La géographie des territoires se dissocie de celle des savoirs et des pouvoirs : la vie en société et la gestion des activités humaines en sont profondément affectées, en particulier dans des domaines d’importance pour l’action militaire.
La fin de l’ordre westphalien
Le réseau global permet instantanément et simultanément à une multitude d’acteurs différents et dispersés de s’informer et d’agir. Ils peuvent se concerter et transmettre des ordres, brasser des richesses dématérialisées, donc sans limite de taille, de distance ou de durée.
Les donneurs d’ordres, même dispersés et distants des lieux de production, peuvent agir de manière coordonnée au service de regroupements d’intérêts potentiellement transnationaux. Disposant de la réactivité sans être contraints à la proximité, ils peuvent piloter à distance un outil de production et en capter les profits sans être soumis à l’autorité régalienne de l’État qui en est l’hôte.
La souveraineté sur un territoire ne garantit donc plus le contrôle de ses outils financiers ou industriels, ni de facto la sécurité économique de la population. Le Traité de Westphalie décrétait en 1648 que « tout État immédiat d’Empire a chez lui la supériorité territoriale » et que celle-ci « s’étend sur l’ecclésiastique comme sur le civil et le temporel » (2). Ce modèle en vigueur depuis plus de trois siècles est clairement remis en cause aujourd’hui. Quel crédit accorder à la réalité de la souveraineté de pays dont la dette ou l’industrie sont sous contrôle étranger ?
Dès lors que l’invasion d’un territoire n’est plus nécessaire pour en contrôler et importer les richesses, entretenir une force armée pour s’en protéger peut sembler moins indispensable.
La dissociation-dilution des frontières
Non que la réalité et la nécessité de frontières géographiques nationales soient réellement contestées – elles sont redevenues un thème majeur – mais la nature et l’exercice des pouvoirs, droits et devoirs qui y sont associés sont devenus difficiles à définir et encore plus à contrôler. L’espace Schengen est discontinu et ses contours ne sont ni nationaux ni ceux de l’UE, ni ceux de la zone euro.
La notion même d’identité personnelle devient plurielle. Outre sa dimension collective, l’identité géographique individuelle symbolisée par l’adresse postale fait place à l’individualité numérique « apatride » de l’adresse électronique. Les liens entre l’individu et le ou les groupes dont il se sent proche se tissent également sur Internet. La rencontre physique n’est plus nécessaire pour échanger au sein d’un groupe et « conjuguer un ancrage dans une société d’accueil et une, voire des appartenances culturelles, nationales, ethniques, religieuses transnationales, par exemple diasporiques » (3). Le militaire n’échappe ni à l’implication dans les réseaux sociaux, ni à cette évolution vers le règne du « prénom.nom » sans distinction de grade, de fonction, d’armée ou de statut. La notion de hiérarchie, fondatrice de la discipline inhérente à l’état militaire (4), est moins affichée et en est inévitablement affaiblie.
De nouvelles formes de pressions transfrontières apparaissent, déjà qualifiées de « » (5). Les interactions immatérielles avec le monde extérieur sont inévitables et leur régulation aléatoire.
Le territoire national, ensemble fermé et délimité « associant un espace symbolique à un espace physique » (6) dont une autorité unique régissait l’activité laisse la place à un système infiniment plus ouvert, plus transparent, dont le militaire peinera à assurer la défense « par la force des armes ».
Vidéo et Internet : « l’émotion stratégique »
Cette ouverture se généralise au profit d’une audience dont la globalité reflète celle du cyberespace. L’information y circule désormais avec une densité telle que le spectateur ne dispose plus du recul qu’apportait naguère la distance entre lui et l’événement. Plus que sa raison débordée, les émotions de son « monde intérieur » sont en prise directe avec les représentations virtuelles mais troublantes de vérité de ce « monde distant » et en contraste trop fort avec le « monde proche » (7) qui l’entoure. Elles créent de nouvelles craintes tout en produisant chez le citoyen de nouvelles impatiences.
Pouvoir accéder en temps réel à des images filmées a, en effet, marqué une étape majeure, point de bascule dans l’évolution de l’accessibilité du « village global ».
Face à l’événement, l’image fixe propose une histoire, la vidéo impose une histoire. L’image fixe informe certes « mieux qu’un long discours » mais ne peut que rarement associer de manière indiscutable cause et effet. La vidéo possède une sorte de crédibilité de droit qui lui confère un pouvoir de conviction redoutable, démultiplié depuis qu’elle est numérisée par la propagation via Internet. Combien d’événements récents n’ont-ils suscité de réaction que lorsque des vidéos en étaient disponibles et reprises ? Défenseur de l’idéal des droits humains inaliénables, le politique est sommé d’apporter une réponse immédiate quand s’affiche désormais en temps réel sur nos écrans le spectacle immédiat de la souffrance d’autrui, intolérable contraste avec la sérénité vécue au sein d’îlots de prospérité.
La violence militaire délégitimée
Les choix stratégiques de l’autorité politique ne sont plus jugés de manière objective et rationnelle à l’aune du « quoi », de ce qui a été accompli : l’omniprésence de l’image rend déterminante l’appréciation subjective et émotionnelle du « consommateur-électeur » sur le « comment ». Le militaire subit une dramatisation du conflit armé. La violence est mise en scène dans des vidéos souvent anonymes, accessibles à tout internaute. Le « théâtre d’opérations » n’a sans doute jamais mieux mérité son nom : tel un gladiateur, le militaire « entre en scène » dans une sorte de « cyber-arène », toujours confronté à une violence bien réelle, mais devant un « public » devenu global, multiple et virtuel.
Se nourrissant initialement d’un voyeurisme morbide, la violence est « cyber »-assénée, médiatisée ou plutôt immédiatisée, toujours plus présente au point d’en devenir insupportable. La violence trop visible paraît absurde ; le fort que l’on voit l’utiliser paraît injuste. L’outil militaire peut alors se voir contesté à double titre : comme source d’une souffrance inacceptable car il sert un pouvoir inique, mais également comme moyen inadapté en démocratie car incapable de faire cesser cette souffrance sans en causer d’autres, insupportables dès que médiatisées.
La conflictualité a diminué, l’accès du militaire à des images plus précises rend plus sélective et mieux ciblée sa violence, donc rationnellement plus légitime. Cependant, la diffusion de ces mêmes images délégitime émotionnellement l’emploi de la force armée. Certes plus précis dans les coups portés, les combattants sont aussi plus exposés aux regards d’une audience globale aux multiples visages, émotive, versatile et impatiente. Le militaire en devient illégitime, fût-il investi par l’État – détenteur du « monopole de la violence physique légitime » (8) – du droit de donner la mort au prix du devoir d’être prêt à la recevoir.
Malmenée dans sa légitimité au sein du monde réel, la contrainte régalienne militaire est en quête de crédibilité au sein du cybermonde. Car le sentiment de sécurité naît de la foi en de meilleurs lendemains, au plan physique certes, mais plus largement dans l’ensemble des domaines économique, sanitaire, juridique, monétaire, industriel qui façonnent l’environnement quotidien, le « monde proche », immédiat de l’individu. Celui-ci reste matériel, mais la capacité à l’améliorer ou le dégrader se dématérialise tous les jours un peu plus. Les relevés de comptes bancaires s’affichent à l’écran, on cherche des conseils sur sa santé comme sur des restaurants sur Internet, on y effectue ses transactions, on y accepte des « amis », on craint désormais de s’y voir déposséder.
Quelle place dans ce quotidien de l’immatériel pour « l’être militaire » fondamentalement lié au monde réel et matériel ? La lutte informatique défensive est déjà essentielle car la dépendance au numérique des forces armées est au moins autant avérée que pour le reste de la population. La lutte offensive est techniquement possible mais la dépersonnalisation pose alors la question du statut militaire de ceux qui la mènent. La notion de « sacrifice suprême » a-t-elle un sens dans le cybermonde ; comment y traduire la Convention de Genève, dont le port de l’uniforme par les troupes régulières ?
On a vu dans ce qui précède que le tsunami numérique affectait chacun des termes de la mission attribuée à l’armée de la République (9). La politique de défense voit son objet principal « d’assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées » (10) singulièrement mis en cause par la dématérialisation et la déterritorialisation des pouvoirs.
L’évidence « westphalienne » du militaire comme garant de la survie de la Nation et principal instrument de sa défense vacille. Le militaire peut-il conserver le primat de la défense nationale, justifier son statut spécifique et sa part de ressources en regard d’autres acteurs ?
Évoluer sans se perdre
Le besoin demeure pourtant d’un « bras armé » régalien disponible « en tous lieux et en tout temps », ultima ratio de la sécurité nationale qui respecte les cinq principes fondateurs (11) de l’état militaire. Il faut néanmoins savoir décliner ces principes et traduire « la force des armes » dans les nouveaux champs d’affrontements qu’ouvre la dématérialisation numérique et accepter l’exposition publique permanente qu’elle entraîne.
La valeur structurelle du militaire dans la société s’appuie sur la primauté de la solidarité collective sur le bénéfice individuel. Port de l’uniforme, affichage de la hiérarchie, mobilité professionnelle, homogénéité des carrières sont quelques-uns des marquants de cette démarche. Celle-ci assure à la Nation la disponibilité d’un corps structuré, dévoué à la protection de ses intérêts supérieurs, résilient, stable et solide face à la crise. Il est néanmoins essentiel de rester en prise avec la Nation, d’accompagner son évolution, en étant solidaire, sans être fermé, stable et solide, sans être immobile et rigide. Un « service national numérique » pourrait contribuer à perpétuer un lien armée-Nation renouvelé. Aujourd’hui connecté à une multitude de réseaux, chacun pourrait participer à son niveau à cette synergie entre sécurité physique et numérique.
Le champ de la contrainte immatérielle doit avoir son volet militaire, expression de la violence numérique légitime. Réciproquement, l’impact physique ou numérique d’une arme doit dès sa conception être mis en regard de son impact médiatique. Le tout en veillant à ce que l’organisation collective de l’outil de défense reflète cette indissociable complémentarité du physique et de l’immatériel, du contraindre et du convaincre. Les équipements comme la formation du militaire doivent lui permettre d’adapter au juste niveau la violence employée et de convaincre un interlocuteur direct autant qu’un spectateur distant que ce niveau est nécessaire et suffisant.
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Ainsi pourra être relevé le défi de conserver le lien au sacrifice physique fondateur de l’identité militaire, sans refermer les portes d’une crédibilité élargie, celles ouvertes par la numérisation. Sans renier les principes fondateurs, qui font génération après génération « entrer dans la carrière quand [leurs] aînés n’y seront plus » mais sans refuser cette société connectée, numérisée où des mondes multiples se croisent et s’enchevêtrent. Ou même si la violence perdure et tue, même s’il devient difficile de savoir qui est reconnu légitime pour dire ce qui est légitime, on ne peut contraindre sans convaincre. Et bâtir ainsi un outil toujours digne du total soutien de la Nation, prêt au sacrifice, discipliné, disponible, loyal et neutre : toujours militaire. ♦
(1) Par le romancier William Gibson dans son roman Neuromancer : ‘‘A graphic representation of data abstracted from the bank of every computer in the human system. Unthinkable complexity. Lines of light ranged in the nonspace of the mind, clusters and constellations of data. Like city lights, receding’’.
(2) Traduction moderne visible sur « Acta Pacis Westphalicae - Traité de Westphalie, textes et traductions » (www.pax-westphalica.de/).
(3) Michel Wieviorka, « Penser la violence », Cultures & Conflits n° 59 3/2005 p. 175-184.
(4) « Le service des armes, l’entraînement au combat, les nécessités de la sécurité et la disponibilité des forces exigent le respect par les militaires d’un ensemble de règles qui constituent la discipline militaire fondée sur le principe d’obéissance aux ordres » ; Code de la défense, art L41111-4.
(5) Audrey Cronin, ‘‘Cyber-Mobilization: The New Levee en Masse’’, Parameters, été 2006.
(6) François-Bernard Huyghe, L’ennemi à l’ère numérique, PUF, 2001, p. 205.
(7) Cf. la description des trois mondes dans Entre contraindre et convaincre, être militaire à l’ère numérique, Bruno Depardon, Éditions Le Fantascope, 2011.
(8) « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé (…) revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime » ; Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963 [1919], p. 124-125.
(9) « L’armée de la République est au service de la Nation. Sa mission est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la Nation » ; Code de la défense, Article L4111-1.
(10) Code de la défense, Article L1111-1.
(11) « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité » ; Code de la défense, Article L4111-1.