Dans cet éloge posthume d’un chercheur singulier, on trouve la trace d’une des denrées les plus convoitées à notre époque d’incertitude, une vision qui donne un sens, c’est-à-dire une explication et une direction, à la réalité conflictuelle du monde.
Avant-propos - Xavier Sallantin, une vision stratégique
Preface–Xavier Sallantin, a strategic vision
In this posthumous praise of a remarkable researcher, one finds traces of one of the most coveted commodities in our time of uncertainty, a vision that makes sense; that is to say, one that provides explanation and direction to the reality of conflict in the world.
Xavier Sallantin a quitté ce monde le 4 novembre (1) au terme d’un parcours singulier ; il partageait au moins trois qualités avec Charles de Gaulle. L’un et l’autre étaient grands de taille et leur vision englobante les incitait sans doute à être curieux de tout et visionnaires de l’essentiel. L’un et l’autre exerçaient leur libre arbitre avec conscience et intelligence, sans se laisser influencer par le mouvement général, notamment lorsqu’ils furent confrontés à des circonstances exceptionnelles. Et ce sont les circonstances qui révèlent les grands destins. Enfin, l’un et l’autre entretenaient un rapport particulier à l’écriture qui s’est manifesté de manière précoce puis s’est épanoui à l’âge de la maturité. Le général ne confiait-il pas à Alain Peyrefitte : « Tant que je n’écris pas, je ne pense pas vraiment (2) ! Le capitaine de vaisseau développait la même idée : pour moi, le fait d’écrire, c’est une maïeutique, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure que j’écris, je trouve les mots justes, mes idées se précisent et quand j’arrive à la fin, je me dis : “Il faut que tu reprennes depuis le début compte tenu de ce que ta conceptualisation a progressé, que tu vois les choses beaucoup plus clairement. Il faut redire ça avec des mots plus justes” (3) ». Les destins de Charles et de Xavier ont été marqués par des circonstances exceptionnelles. Retenons-en deux qui leur sont communes : la Seconde Guerre mondiale et Mai 1968.
La stature du Commandeur s’est forgée dans les terribles journées de mai et juin 1940. L’histoire retient à peine le combat acharné du colonel visionnaire, furieux d’affronter un ennemi terriblement efficace qui développe la tactique qu’il a lui-même théorisée (4). La légende gaullienne retiendra surtout la geste du général de brigade à titre temporaire et sous-secrétaire d’État refusant de se soumettre et lançant sur les ondes le célèbre « Appel du 18 juin ».
À l’été 1940, le jeune Xavier s’apprête à fêter ses dix-huit ans (5). Il termine sa première année de classe préparatoire à La Flèche, où il prépare le concours de l’École navale. Il continuera sa préparation à Valence et sera reçu deux fois au concours, car en 1941 son admission est différée au profit des candidats atteints par la limite d’âge. Les péripéties de cette période troublée le conduisent à encadrer des chantiers de jeunesse de la Marine dans la Montagne noire. En 1943, le jeune aspirant doit prendre sa première grande décision d’homme libre et pleinement responsable, lorsque l’ordre est donné de rejoindre le travail obligatoire chez l’occupant. Il conte en ces termes ce qu’il nomme sa nuit de Lampy : « L’heure était venue du passage de l’immaturité de celui qui se croit infaillible à la maturité de celui qui se sait faillible, doute, délibère et tergiverse. J’ai réalisé que cette conscience d’être indécis, livré à soi-même, privé de critère assuré pour trancher entre des options contradictoires, fait toute la dignité de la condition du “sapiens sapiens” libre et responsable : il sait qu’il sait qu’il ne sait pas tout ; du moins, il devrait le savoir et se défier de ceux qui pensent avoir toujours raison… L’orgueil d’une infaillibilité innée devait céder la place à l’humilité d’une faillibilité congénitale. Plutôt que de vouloir redresser les torts des autres, chacun devait commencer par tirer les leçons de ses propres erreurs qui n’étaient pas nécessairement coupables. J’ai eu cette chance immense de cesser cette nuit-là d’être un petit robot téléguidé (6) ». L’aspirant Sallantin décide, avec cinq autres camarades, de partir en Autriche, car il ne veut pas abandonner à leur sort les jeunes Français dont ils ont la charge. Il retiendra de cette nuit de méditation, conduite à la manière des Exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola, la difficulté d’exercer un choix libre et éclairé, inspiré par l’Esprit.
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