Penser la stratégie de l’Antiquité à nos jours
Penser la stratégie de l’Antiquité à nos jours
Il y a plusieurs manières de chercher à prendre une vue synoptique de la stratégie en tant que domaine de pensée. On peut faire un traité où l’architecture théorique domine le propos à la manière de Clausewitz (De la guerre), de Beaufre (Introduction à la stratégie) sous une forme beaucoup plus ramassée, plus récemment encore et sous une forme très didactique comme Hervé Coutau-Bégarie (Traité de stratégie). Mais on peut également partir de la matière première empirique, l’ensemble des théories stratégiques dans leur succession temporelle, pour en proposer une histoire critique faisant apparaître constantes et changements à la lumière de quelques problématiques structurantes.
C’est le propos de Béatrice Heuser dans Penser la stratégie de l’Antiquité à nos jours, un essai érudit, solide et ambitieux dont les Éditions Picard viennent fort heureusement de nous offrir la traduction française (1). À l’instar de ses devanciers prestigieux, Béatrice Heuser, comme l’oiseau de Minerve de Hegel, ne s’est lancée dans l’entreprise qu’après une carrière de stratégiste déjà riche. À elle seule elle représente presque une synthèse de la culture stratégique européenne puisqu’elle a obtenu ses diplômes en Grande-Bretagne (Londres, Oxford) et en Allemagne (université de Marburg), fut directeur de recherche à Potsdam au Bureau de recherches en histoire militaire de la Bundeswehr pour être actuellement titulaire de la chaire de relations internationales de l’Université de Reading et professeur associé en France, dans les universités de Paris IV et Paris VIII. On lui doit déjà plusieurs ouvrages en français sur des sujets stratégiques variés allant de la petite guerre (avec Hervé Drévillon) à l’arme nucléaire (avec François Géré et Alain Baer). Aussi l’érudition affleure à chaque page – on ne voit guère que le regretté Coutau-Bégarie avec son Traité de stratégie pour soutenir la comparaison – et donne lieu à une bibliographie d’une soixantaine de pages et d’environ huit cents titres, où Anne Comnène (XIe siècle) voisine avec Aristote, Végèce, Hobbes, Joly de Maizeroy, Puységur, Clausewitz, Douhet, Castex, Michael Howard et Galula, et qui sera d’un grand profit pour ceux qu’intéresse la stratégie, par métier ou par goût. On peut toutefois regretter qu’elle ne sépare pas les sources (les textes des stratèges) de la bibliographie proprement dite (la littérature à propos des penseurs stratégiques).
Dès l’introduction l’auteur expose sa méthodologie d’investigation à propos d’une notion, la stratégie, dont un premier tour d’horizon démontre l’absence historique de définition universellement valable, qui ne s’impose formellement qu’au XVIIIe siècle et dont les auteurs ne cessent de réinterroger l’essence. Il s’agit d’examiner les textes à partir des questions que se sont posées généralement les penseurs : « La guerre est-elle une activité légitime ou faut-il l’éviter ou la bannir ? Quels sont les buts des guerres ? Les combattants doivent-ils être des professionnels, des mercenaires ou des citoyens ? Comment traiter la population ennemie ? L’adversaire est-il ennemi détestable voire infra-humain ou à égalité d’honneur ? Faut-il vaincre par la bataille ou l’épuisement et la destruction des ressources ? »… Cette vision en « champ large » doit permettre de répondre à quelques interrogations fondamentales : existe-t-il une manière occidentale de penser la guerre ? Existe-t-il des tournants décisifs dans l’évolution de la pensée stratégique ? L’oscillation entre guerre limitée et guerre totale est-elle la clef de cette évolution ?
La structure de l’ouvrage mélange approche thématique et approche chronologique, avec sept grandes parties : après une introduction discutant les différentes définitions de la stratégie et l’objet de l’ouvrage, la deuxième partie analyse les constantes de longue durée et les thèmes récurrents de la réflexion stratégique jusqu’à l’époque moderne. Puis la troisième partie, véritable pivot du livre, s’étend sur le « paradigme napoléonien et la guerre totale » qui ouvrent un cycle inédit où, devenue consciente d’elle-même en tant que discipline à travers Clausewitz, la stratégie identifie ses concepts fondamentaux avec la manière napoléonienne de conduire la guerre. Les quatrième et cinquième parties développent la présentation de la stratégie navale et maritime, puis des stratégies aériennes et nucléaires, cependant que « guerres asymétriques et petites guerres », réponse dialectique à l’impasse nucléaire, constituent le thème de la sixième. Béatrice Heuser invite in fine le lecteur à réfléchir au nouveau paradigme, « paradigme de la paix » n’éliminant pas la dialectique guerrière, qui prend aujourd’hui corps après la faillite et l’abandon du paradigme napoléonien.
Les premiers chapitres montrent admirablement la logique d’évolution de la pensée stratégique de l’Antiquité à l’époque moderne : si les interrogations sur la morphologie de la guerre (rôle de la bataille, mérites et démérites des mercenaires et des milices par rapport aux armées permanentes, principes de la guerre de siège, etc.) et sur ses origines et ses finalités sont récurrentes, les réponses fluctuent et la réalité historique ne permet aucunement d’identifier un « art occidental de la guerre » centré sur la bataille décisive de modèle hoplitique, à la manière de Victor Davis Hanson. La prudence face à la bataille caractérise autant la stratégie du Cunctator face à Hannibal qu’un Moyen-Âge qui y voit un jugement divin auquel il ne vaut mieux pas s’exposer.
La notion de « paradigme napoléonien » (centralité de la bataille, culte de l’offensive, annihilation de l’ennemi, victoire intégrale), et celle de « paradigme de la paix » qui s’impose aujourd’hui fournissent la clef de voûte de l’ouvrage. L’originalité de ce cycle dont nous sortons à peine est d’avoir porté habituellement à six chiffres les effectifs des armées impliquées dans les guerres générales. La présentation historico-critique du paradigme napoléonien depuis son origine (en notant d’emblée que Napoléon a finalement échoué !) jusqu’à sa faillite au XXe siècle relativise dans le même mouvement la pensée de Clausewitz très solidaire de ce schéma. Tout en le citant à de nombreuses reprises, Béatrice Heuser nous délivre d’un sortilège, celui de voir en Clausewitz celui qui a « posé les concepts fondamentaux de la stratégie », comme Saint Augustin ceux de la théologie, Platon et Aristote ceux de la philosophie… de sorte qu’il devient très difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie et de s’affranchir d’un référentiel pesant selon lequel « le but de la stratégie est « d’imposer notre volonté », unilatéralement, à l’ennemi ».
Le cycle du paradigme napoléonien et de la guerre totale est-il cependant à ce point inédit dans l’histoire ? Si l’on nous permet un commentaire personnel, ne faudrait-il pas dire que la civilisation présente périodiquement des sorties de route catastrophiques où la guerre comme une force surnaturelle impose sa propre logique et consume les protagonistes ? En cela, elle se compare à la révolution qui « dévore ses propres enfants », et c’est de fait quand la guerre entre États prend les allures de guerre civile internationale – ainsi la guerre du Péloponnèse, les guerres de religion, la Première Guerre mondiale – que le caractère inexpiable de l’hostilité détruit avec le sentiment d’humanité commune les digues que la coutume et le droit avaient pu édifier contre la barbarie. Dans cette logique Béatrice Heuser aurait pu convoquer des auteurs comme Donald Kagan (The Origins of War and the Preservation of Peace) ou John U. Neff (War and Human Progress) pour élargir sa réflexion à une théorie des préceptes nécessaires pour « dompter la bête », selon l’expression de Colin Gray. Les notions de justice (citée en dernière page…), très présente chez le stratégiste australien Hedley Bull, et de prudence, eussent mérité d’être intégrées dans la réflexion d’ensemble qui fait le prix de cet ouvrage.
L’analyse des stratégies particulières tranche avec les généralisations propres aux auteurs qu’arme une théorie a priori, comme Edward Luttwak pour qui naval, aérien et nucléaire sont des « non-stratégies » (Le Grand livre de la stratégie). Les chapitres consacrés à la stratégie navale illustrent remarquablement la méthodologie empirique à « champ large » de l’ouvrage en montrant les limites des généralisations historiques en même temps que les spécificités du discours naval par rapport au discours de la guerre terrestre ou aérienne. Ainsi Béatrice Heuser, si elle n’évoque pas directement le concept de « culture stratégique » cher à Colin Gray, exécute les mythes d’une culture navale française tournée vers l’évitement de la bataille et la guerre de course (Jeune École…), ou symétriquement l’appétence anglaise pour la destruction de la flotte ennemie. En même temps, le discours stratégique naval est nécessairement lié à la stratégie terrestre, selon la remarque profonde de Corbett, l’inverse n’étant pas vrai. La géographie montre une influence décisive, déterminant pour les États jouissant de conditions favorables (États-Unis, Grande-Bretagne) des stratégies de suprématie maritime (rule of the sea à la manière de Mahan) ou au contraire de challenger de cette suprématie (France, Allemagne…). Comme sur terre le débat sur les « principes » a agité la pensée navale et pris au XIXe siècle la forme de l’école historique sensible aux « vérités éternelles » et de l’école matérielle, pour laquelle l’élément technique est devenu déterminant avec la révolution de la propulsion à vapeur. La révolution nucléaire oblige les marines à se réinventer pour un éventail élargi de missions, de la diplomatie navale à l’appui aux opérations terrestres en passant par des actions en mer limitées, à l’exception notable de la grande guerre générale, dont les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) portent l’abolition dans leurs flancs. En définitive, si trois grandes écoles historiques de stratégie navale se détachent : celle privilégiant la bataille en mer, celle qui préfère la guerre des communications, la troisième, variante de la première, dite de la « flotte en vie », le XXe et le XXIe siècles semblent confirmer davantage les vues de Corbett que celles de Mahan sur les modes d’action dominants des marines. Pourtant « la dialectique continue » et la phase actuelle évoluera elle aussi un jour.
En revanche, les constantes sont plus nettes pour l’élément aérien et pour la stratégie nucléaire qui en héritera ses schémas principaux ; la dissuasion est issue du concept naval de « flotte en vie » mais médiatisée par la stratégie aérienne. Contre la vue conventionnelle qui distingue dans la stratégie aérienne deux paradigmes, le paradigme stratégique (l’arme aérienne doit obtenir des résultats décisifs par elle-même grâce à l’action dans la profondeur) et le paradigme tactique (l’arme aérienne obtient ses meilleurs résultats en coopération à l’action terrestre), l’auteur avec une grande originalité distingue quatre écoles : l’école du bombardement des villes (Douhet), l’école des objectifs militaires (interdiction), l’école du ciblage des centres de commandement (décapitation), l’école des signaux politiques (théorie des jeux).
Dans un quatorzième chapitre ramassé, l’auteur qui y avait consacré de nombreux travaux dans la première partie de sa carrière, nous offre une vue d’ensemble de la stratégie nucléaire : l’exercice rappelle la synthèse de Lawrence Freedman (The Evolution of Nuclear Strategy) mais, heureusement a-t-on envie de dire, en nettement plus nerveux ! C’est d’autant plus digne d’éloge que la littérature est gigantesque et protéiforme. Maîtrisant parfaitement Brodie, Schelling, Kissinger, Gray, Quilan et autres Howard, l’auteur sait en outre, ce qui est rare, faire une grande place aux stratèges français (Gallois, Beaufre, Poirier) plutôt que de ne voir chez eux que des auteurs « de niche ». Il est vrai que la perception politique, au fond gaullienne, domine chez Béatrice Heuser, notamment dans l’examen de la dialectique euro-américaine sur les doctrines nucléaires des années 1950 et 1960, et nous ramène en définitive au jugement initial de Truman : « Il ne s’agit pas d’une arme militaire (…) Elle sert à exterminer les femmes, les enfants et les gens désarmés, non à un usage militaire. C’est pourquoi nous devons la traiter différemment des fusils et des canons ». Curieusement, la partie prospective manque un peu de souffle, et les offensives actuelles en faveur du Global Zero, cohérentes des déclarations de Barack Obama à Prague en 2009, auraient mérité davantage de traitement, comme d’ailleurs la position des autorités spirituelles, plus spécialement le Saint-Siège dont la doctrine très étudiée n’est pas mentionnée. Ne déflorons pas trop la partie consacrée aux « guerres asymétriques et petites guerres » qui, pour évoquer des débats très familiers, n’en est pas moins un régal par l’ampleur de vue, la qualité des formules (« le lion et le moustique », « le guérillero : jésuite ou bandit »), la largeur de l’éventail historique allant de Nicéphore Focas à Galula. Mais on nous permettra de nous étonner que ne soient pas du tout évoqués des théoriciens opérationnels majeurs de la contre-insurrection américaine en Afghanistan comme David Kilcullen ou John Nagl.
Étonnamment la dernière partie de l’ouvrage (en tout cas de l’édition de Cambridge car nous n’avons pas consulté l’édition allemande), l’une des plus passionnantes, consacrée à l’analyse de la stratégie à l’ère de la politique bureaucratique, a été supprimée de l’édition française, ce qu’il faut vivement regretter. Disons cependant quelques mots pour inciter le lecteur à consulter aussi l’édition d’outre-Manche. Traditionnellement la réflexion stratégique s’appuie sur l’histoire, Clausewitz étant l’un des maîtres en la matière, mais de nos jours il est devenu nécessaire de recourir à un éventail beaucoup plus large de sciences sociales et Béatrice Heuser démontre de manière fort convaincante l’intérêt de la science politique. La démonstration tourne presque à la déconstruction de la stratégie en ouvrant à une réflexion plus large sur les rapports entre la pensée et l’action qui eût réjoui Raymond Aron. Les contraintes de la décision collective, dans le cadre des alliances par exemple, ont toujours interféré avec les considérations purement stratégiques. Mais aujourd’hui avec les bureaucraties d’État, les rivalités ministérielles et interarmées « sont devenues encore plus prononcées et conditionnent la compréhension de la configuration et de l’équipement des forces, laissant loin derrière les raisonnements de la Stratégie, pour ne rien dire de la Grande Stratégie ». Dès lors le stratège en chambre, tout à la pureté de ses modèles, a beau jeu de dénoncer l’incohérence de Livres blancs qui sont moins œuvre de logique que d’arbitrages financiers et de compromis entre intérêts de corporations : sa naïveté est du même ordre que celle de Kant rêvant que les gouvernants écoutent les philosophes.
Les creux font ressortir les pleins et ce n’est pas minimiser les mérites d’un livre que d’en évoquer les limites ou les défauts. Aussi nous permettra-t-on quelques critiques. La première est d’ordre externe : la traduction n’est malheureusement pas toujours digne du texte anglais, n’évitant pas les inélégances et les anglicismes, témoignant d’une méconnaissance de la matière et parfois hélas d’un véritable manque de culture (le traducteur nous inflige des « Marsilius de Padoue » et une étrange Éthique nicomachéenne). L’érudite analyse historique est parfois quelque peu gâtée par une certaine lourdeur universitaire, et par des va-et-vient et des retours en arrière chronologiques qui peuvent heurter un esprit historique français amateur de linéarité dans la progression. D’autre part, si les chapitres concernant les stratégies terrestre, navale, aérienne, nucléaire, et la petite guerre sont remarquables, n’aurait-il pas été judicieux de sortir de la convention et d’évoquer au moins les domaines de l’Espace extra-atmosphérique et du cyberespace, à propos desquels se structurent des champs de réflexion autonomes ? L’occidentalité de la perspective est revendiquée mais elle est sans doute excessive : pourquoi n’avoir fait aucune place à la pensée stratégique russo-soviétique, si riche notamment dans l’entre-deux-guerres (Svetchin, Toukhatchevsky, Sokolovski, pas même mentionné dans le chapitre nucléaire, Gortchkov, etc.) ? Enfin, certaines erreurs factuelles se sont introduites et mériteraient d’être corrigées dans une édition ultérieure : ainsi l’Essai sur la non-bataille de Guy Brossolet (1976) se trouve étrangement attribué au général Gallois.
Ces imperfections n’empêcheront certainement pas cet ouvrage de figurer désormais dans la bibliothèque des amateurs comme des spécialistes de la stratégie, en tant que texte de référence. À cet égard on se prend à souhaiter la publication d’un « abrégé » qui mette à la portée d’un plus vaste public un contenu qui mérite largement de sortir du cercle des initiés.
(1) Éditions originales en anglais chez Cambridge : The Evolution of Strategy–Thinking War from Antiquity to the Present, 2010, 578 p., et chez F. Schöning, Paderborn, 2010, 523 pages.