Chiisme et État – Les clercs à l’épreuve de la modernité
Chiisme et État – Les clercs à l’épreuve de la modernité
La révolution que l’Ayatollah Khomeiny a provoquée en Iran, en 1979, a fait l’objet de nombreuses analyses souvent bien informées et de qualité. La plupart défendent une opinion, une thèse ; tel l’ouvrage de référence de Farhad Khoroskhavar et Olivier Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ?, bien connu en France. Le livre de Constance Arminjon Hachem se veut avant tout un ouvrage d’histoire des idées qui ont gouverné l’Iran chiite depuis trente ans ; c’est l’histoire des changements d’ordre théologique, juridique, politique qui ont bouleversé ce pays et transformé la situation de l’Islam et du Moyen-Orient.
L’auteur, qui maîtrise l’arabe et le persan, a un souci d’analyse objective dans ses interprétations qui renouvellent le problème essentiel de l’Islam contemporain : comment associer la loi de Dieu, qui s’impose dans les affaires humaines, à la gouvernance des hommes généralement régie, de nos jours, par le principe de la souveraineté populaire ? Comment faire fonctionner un État clérical, une notion qui rappelle en Occident une histoire fort ancienne et oubliée, lorsque le pape Grégoire VII s’opposait aux Empereurs germaniques pour savoir qui aurait la prééminence entre les « deux parties de Dieu », lutte qui devait aboutir aux ambiguïtés de la visite à Canossa.
Le Coran peut-il être compatible avec la loi constitutionnelle d’un État ? C’est le problème que traite Constance Arminjon en présentant l’histoire des institutions et des idées dans l’Iran chiite et dans les États où le chiisme est fortement enraciné : l’Irak et le Liban. Le Prophète Mahomet, certes, était à la fois le chef religieux et le chef politique de la Communauté des Croyants. Cependant, comme le fait justement observer Christian Jambert, disciple de Corbin et maître en matière de philosophie islamique : « Les théologies classiques de l’Islam ont pensé une politique divine qui n’était pas axée sur l’État moderne tandis que l’islamisme prétend réconcilier l’ancien message prophétique et la forme actuelle de l’État ».
Il y a un dualisme entre les dynasties qui ont détenu le pouvoir et les autorités religieuses affectées dans le chiisme par le problème de l’imamat ; les religieux ont récupéré peu à peu les fonctions notariales et aussi l’enseignement, une partie de la justice et des moyens financiers (les khums, le cinquième). Cette évolution est étudiée par Constance Arminjon dans la longue durée. Elle montre comment les fuqaha (juristes religieux) accroissent leur autorité et leurs compétences sous les Safavides puis les Qadjar, préparant le terrain pour ce qui deviendra la « guidance du juriste », et elle souligne les divisions qui en résulteront entre le corps religieux plus ou moins lié à l’État et les religieux indépendants qui affirmeront leur cohésion et leur autonomie avec l’institution sous les Qadjar, au XIXe siècle, de la Marjariya (le marja étant une « source d’imitation » qui dirige une communauté de fidèles). Cette évolution ne se produit pas seulement en Iran mais aussi en Irak dans les « villes saintes » (Najaf, Kerbala, Kazimein, Samara). La Majariya a, peu à peu, son guide, le grand Marja. En parallèle, apparaît en Iran l’État dans sa forme moderne pour contrer les ambitions russes et anglaises et les influences européennes. Au début du XIXe siècle, une vague de modernité secoue l’Iran : un État séculaire prend forme, ordonne selon une Constitution en 1906 et l’adoption des lois civiles. En 1909, l’Ayatollah Nuri est condamné et pendu pour avoir soutenu que là où s’applique la loi de Dieu, il n’est pas besoin de Constitution.
Le rôle historique de l’Ayatollah Khomeiny, réfugié en Irak à Nadjaf, a été décisif : il définit une doctrine de l’État islamique, en affirmant la représentativité politique du juriste religieux (la wilaya el Faqih). Il fait ainsi la théorie de l’État islamique, régime clérical qui se veut à la fois moderne et messianique, révolution dans l’Islam chiite qui a toujours été méfiant vis-à-vis du pouvoir politique, comme en témoigne, actuellement, l’attitude de « distanciation prudente » de l’Ayatollah Sistani, iranien mais grand marja d’Irak à Nadjaf.
La République islamique d’Iran est proclamée en 1979 (une excellente traduction de la Constitution a été donnée en français par M. Potocki). Cette Constitution associe le pouvoir religieux et la souveraineté populaire dans une conception volontairement moderne ; elle prend en compte les libertés individuelles (y compris pour les femmes sous réserve des prescriptions coraniques) et les droits sociaux. La souveraineté vient de Dieu et le Guide, autorité suprême, désigné par une assemblée d’experts pour ses qualités et ses compétences comme représentant de l’Imam occulté en 941, a le pouvoir sur tous les organes de l’État, bien que la Constitution institue la règle de séparation des pouvoirs entre le président de la République, élu par la population, le pouvoir législatif, également élu, qui peut refuser la confiance aux membres du gouvernement et un pouvoir judiciaire indépendant mais désigné par le Guide. Comment un tel État peut-il fonctionner ? Tout simplement parce qu’un système subtil de polysynodie permet de surmonter les oppositions et les conflits. Deux conseils qui dépendent du Guide suprême sont d’une importance particulière : le conseil des gardiens contrôle toutes les lois votées par l’Assemblée consultative islamique et le Conseil de discernement de l’intérêt du régime veille au maintien des pouvoirs du Guide suprême qui domine l’État. Mais cet État se manifeste néanmoins dans sa modernité par le pouvoir exécutif du président de la République, actuellement l’Ayatollah Rohani, et les ministres du gouvernement. Le premier Guide suprême a été pendant dix ans, jusqu’à sa mort, l’Imam Khomeiny. La désignation de son successeur, l’Ayatollah Khamenei a posé un problème car il n’était pas marja, adoubé par la Marjariya : de là, la révision de la Constitution en 1989.
La Constitution assure-t-elle l’unité de la nation ? La réponse est négative et l’analyse des positions et des actions de l’Imam Khomeiny laisse subsister un doute sur les intentions profondes de l’Imam. Alors que le Guide est tout puissant, subsiste dans la société la Marjariya avec ses centres d’enseignement (les Howze) et ses ressources financières. Le pouvoir d’influence politique est donc dualiste avec en marge de l’État clérical, la Marjariya ; une dualité qui rend bien difficile l’appréciation des courants de pensée qui divisent une société jeune, cultivée, effervescente, mécontente et toujours passionnée.
Constance Arminjon termine son livre par une étude approfondie de la pensée des grands marja qui ont marqué la vie intellectuelle non seulement de l’Iran, mais aussi de l’Irak et du Liban. C’est tout le gotha du chiisme et le reflet d’un demi-siècle de controverses. On relève, en particulier, dans une revue très exhaustive, les noms de ceux qui, aujourd’hui ont le pouvoir sur les fidèles et les événements, notamment le marja Sistani en Irak et le marja Fadlallah au Liban, dont les œuvres font l’objet d’une étude attentive. On remarque également l’étude fouillée des mémoires du grand ayatollah iranien Montazeri, successeur désigné de Khomeiny puis déchu de cette mission par le Guide lui-même. Au moment où beaucoup s’interrogent sur les volontés avouées et les desseins secrets de l’Iran, le livre de Constance Arminjon permet de mieux entrer dans ce Moyen-Orient compliqué qui est le thème principal de nombreux éditorialistes.