Le Prince rouge - Les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg
Le Prince rouge - Les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg
L’actualité nous réserve souvent d’heureuses surprises. Au moment où à l’hiver 2013-2014, se développait la crise ukrainienne, avec toutes ses répercussions, paraissait un nouvel ouvrage de Timothy Snyder, qui enseigne l’histoire de l’Europe orientale à l’université de Yale. Il avait déjà publié une remarquable histoire des massacres perpétrés entre 1933 et 1945 sur les territoires occidentaux de la Russie, de la Pologne, de la Biélorussie et de l’Ukraine : Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, prix du livre d’histoire de l’Europe 2013.
Le Prince rouge conte l’histoire de deux frères appartenant à la famille régnante des Habsbourg, dont le parcours est digne des meilleurs scénarios. L’un, Étienne, voulait devenir roi de Pologne, le second, Guillaume, roi d’Ukraine, qu’il voulait adjoindre à la double monarchie. À la chute des Romanov en février 1917, la voie leur semblait dégagée. Guillaume porta l’uniforme d’un officier autrichien, l’habit de cour d’un archiduc des Habsbourg, le simple costume d’un exilé parisien durant les années 1920, le collier de l’ordre de la Toison d’or et de temps en temps, une robe ; il aimait les femmes par nécessité et les hommes par goût.
Prodigieux homme qui parlait le polonais dans lequel il avait été élevé, l’italien de sa mère, l’allemand de son père, l’anglais de ses amis de sang royal et l’ukrainien des terres qu’il rêva de rassembler et sur laquelle il espérait régner. Envoyé dans les steppes ukrainiennes en novembre 1917 par l’empereur des Habsbourg, Guillaume, par une habile politique auprès tant des nationalistes ukrainiens de Galicie que des paysans, en aidant les pauvres à garder les terres qu’ils avaient pris aux propriétaires fonciers en 1917, s’efforça de susciter une conscience nationale parmi la population. Il devint une légende à travers le pays : le Habsbourg qui parlait l’ukrainien, l’archiduc qui aimait le peuple, le « Prince rouge ». Quand son rêve de devenir roi d’une Ukraine rattachée aux Habsbourg s’effondra il devint tour à tour un allié des impérialistes allemands qui voulaient saisir les « terres à pain », un monarchiste autrichien enragé, un adversaire de Hitler et un espion de Staline pour le compte des Anglais et des Français.
Au-delà de son passionnant destin personnel, l’intérêt de l’ouvrage, fort documenté, est de décrire les nombreuses péripéties de l’Ukraine. Son histoire moderne débute lorsque le Conseil ukrainien de Kiev déclare que l’Ukraine était un État indépendant. L’accord du 9 février 1918, signé par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et les diplomates ukrainiens, reconnaissait la République populaire d’Ukraine, la monarchie des Habsbourg, dans un protocole secret promettant de créer un domaine royal ukrainien constitué de la Galicie orientale et de la Bucovine. Ce semblant d’État ukrainien ne s’avéra ni viable, ni durable. La frêle République d’Ukraine devait faire face à trois puissants rivaux : l’Armée rouge, une armée blanche de contre-révolutionnaires russes et l’armée polonaise de Josef Pilsudski. La Pologne, à l’armistice, voulait récupérer les territoires précédemment habsbourgeois de Galicie orientale. La chute des Habsbourg mit fin à leur rêve de constitution d’une Ukraine plus ou moins indépendante qui leur aurait été affilié. Puis la poussée vers l’Ouest de l’Armée rouge, en juillet 1920, aboutit à la mainmise sur l’Ukraine, au nom de la Révolution. Le traité germano-russe de Rapallo en 1922 mettait fin aux velléités indépendantistes ukrainiennes. L’Allemagne hitlérienne ne fit aucun geste en direction de l’Ukraine, ne voyant en elle qu’une source de main-d’œuvre servile et de terres fertiles. En 1938, elle accorda à la Hongrie les territoires orientaux pris à la Tchécoslovaquie. L’année suivante, après l’invasion de la Pologne, Hitler livrait à l’URSS la quasi-totalité des 5 millions d’Ukrainiens, mais quand il l’envahit, le 22 juin 1941, il ne forma pas d’État ukrainien fantoche à la différence de ce qu’il fit pour deux autres peuples au passé habsbourgeois, les Slovaques et les Croates.
Dans le Reichkommissariat Ukraina, les Ukrainiens furent traités comme des sous-hommes et leurs ressources alimentaires devinrent une ressource pour le Reich. Berlin n’essaya jamais d’utiliser le nationalisme ukrainien contre Moscou, ce qui, estime Timothy Snyder, lui aurait fait gagner la guerre. Lors de leur avancée vers l’Ouest, les forces soviétiques qui pénétrèrent en Ukraine occidentale firent tout pour écraser la moindre résistance. Les forces spéciales soviétiques y étaient commandées par Nikita Khrouchtchev, ce qui explique en partie le don que fit celui-ci de la Crimée à l’Ukraine en 1954. Après avoir absorbé les anciens territoires habsbourgeois de l’Ukraine, Galicie orientale et Volhynie, la Ruthénie subcarpatique, cédée par la Hongrie, le Sud de la Bessarabie et de la Bucovine (« terre des hêtres ») du Nord par la Roumanie, l’Union soviétique fit tout pour les couper de leur passé. L’Église grecque catholique fut interdite. D’importants échanges de populations (1 million de personnes), eurent lieu entre Polonais et Ukrainiens du fait des nouvelles frontières.
Au terme de son ouvrage, après avoir décrit à grands traits l’évolution de l’Ukraine depuis son indépendance, l’historien se livre à quelques réflexions qui apportent d’utiles éléments à la compréhension de la situation actuelle de l’Ukraine, ensemble national d’une grande complexité. L’Ukraine a su se préserver durant plus de deux décennies, comme une entité unique. Placée au centre des plaques tectoniques européennes du Centre et de l’Est, fractionnée religieusement, politiquement et linguistiquement, parviendra-t-elle à constituer un pont, ou formera-t-elle une nouvelle ligne de fracture au sein de notre maison commune européenne ?