Billet - Éliane et le Castor
Cher Monsieur Tranh, nous ne nous sommes jamais rencontrés et pourtant je vous connais. Vous avez été ce pensionnaire du petit collège qui passait en colonne par deux les ponts sur le Mékong, et y croisait peut-être une jeune fille prénommée Marguerite qui dressait un barrage contre le Pacifique. Vous avez été ce lycéen qui assista hébété à l’effondrement d’un colonisateur qui s’était compromis avec le Japon alors qu’il croyait composer avec lui. Vous avez été ce bachelier qui vit Leclerc parcourir les rues de Hanoï main dans la main avec l’Oncle Ho, avant que la métropole ne se crispe sur des privilèges d’un autre temps. Vous fûtes surtout ce jeune fonctionnaire, passerelle entre deux mondes, une encore grande puissance venue d’ailleurs et un peuple pacifique mais dur car suffisamment droit dans ses bottes pour qu’on n’y dépose rien dedans, pour reprendre la forme châtiée d’une formule consacrée.
Vous souhaitiez ardemment et croyiez à l’indépendance mais vous la refusiez sous la bannière rouge. Vous vivez la guerre et ses horreurs jusqu’à cette bataille perdue il y a exactement soixante ans, la dernière bataille rangée menée par l’armée française. Vous êtes alors du premier exode, au lendemain des accords de Genève, celui des catholiques du Nord qu’on exfiltre vers le Sud où vous ne restez pas longtemps car vos camarades vous mettent dans un avion en partance pour cette France si étrangère et si lointaine.
Vous étiez du côté du vaincu, et même justifié et légitime, c’était la conséquence d’un choix. Perversité du système colonial, car sauf à être tortionnaire dans ces geôles où les deux tiers des survivants de la bataille ont succombé ou quelques années plus tard porteur de valise, un Français n’avait pas d’alternative. Vous aviez pris le parti de la France en Indochine, aussi avez-vous décidé d’être Vietnamien en France. Vous y avez promené votre visage marmoréen et votre port mutique, apprit un métier et recouvert vos souvenirs comme cette Bièvre parisienne, rivière souterraine qui coule toujours sous le Quartier Latin et porte l’ancien nom donné au castor. Tiens, Castor, le nom de code de l’opération sur Diên Biên Phu !
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