Billet - Les vraies menaces de Vladimir
La crise ukrainienne ne cesse de s’étendre depuis le coup de théâtre initial de l’automne dernier. Il importe de bien reprendre le fil des événements pour comprendre ce qui est en train de se jouer. Ainsi, en 2013, l’Ukraine est au bord de la faillite : absence de réformes et corruption pandémique depuis vingt ans ont abouti à ce résultat qui demeure la racine de la crise. Le gouvernement de M. Yanoukovitch se tourne vers ses voisins. L’UE propose 600 millions d’euros, la Russie 15 milliards. Financièrement aux abois, M. Yanoukovitch choisit l’option russe. Des manifestations s’ensuivent. Elles perdurent. Provocations et répressions se répondent jusqu’à la fuite de Yanoukovitch et la prise de pouvoir des manifestants (relevons le curieux assemblage de factions radicales qui forment, comme dans tout processus révolutionnaire, l’aile marchante du mouvement). Les premières mesures sont maladroites puisqu’elles annoncent la fin des droits linguistiques des minorités russophones du pays.
Non seulement Moscou perd le gain escompté, non seulement l’Ukraine sort de l’entre-deux, mais elle bascule dans une hostilité au fait russe. La réaction de Moscou exécutée dans l’urgence aboutit à la sécession organisée (techniquement bien maîtrisée) de la Crimée. Moscou justifie sa décision par la garantie donnée aux populations russes de l’extérieur. Ainsi, d’un coup, Moscou articule deux principes difficilement conciliables : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (la question de l’autodétermination et des minorités) et l’intangibilité des frontières. Là sont les vraies menaces suscitées par M. Poutine qui, malgré les cris d’orfraie des uns et des autres, ne menace pas militairement l’Europe : il a assez le sens des réalités pour savoir que le rapport militaire de un à six est en sa défaveur. À court terme, il est probable qu’on verra un « yougoslavisation » du pays, dans une spirale du chaos déclenchée bien sûr par les séparatismes de tout poil manipulés par les uns et les autres (Blackwater contre Spetsnaz) mais aussi du fait de difficultés économiques et sociales inéluctables, par pression russe ou par réforme du FMI. L’Ukraine va devenir ce qu’elle était déjà, un État failli.
Au-delà, les questions sont politiques. Celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe affirmé depuis la Révolution française, le Printemps des peuples et les points de Wilson, s’était apaisée mais l’expérience yougoslave, les mouvements séparatistes (Écosse, Catalogne, Flandres, « Padanie » voire minorités hongroises) et les populismes de toute sorte risquent de s’enflammer au contact de l’étincelle provoquée par M. Poutine. Car voici l’autre question : le principe d’intangibilité des frontières vole en éclat. Il y avait eu des précédents et l’Ouest comme la Russie y avaient contribué (Transnistrie, Érythrée, Kosovo, Timor, Sud-Soudan, Abkhazie, Nagorny-Karabach). Jusqu’à présent, on maîtrisait les choses mais les faillites à répétition d’États (Libye, Syrie, Centrafrique, Somalie, voire Afghanistan, Mexique, Nigeria) annoncent de profonds mouvements de frontières. Autrement dit, nous ne sommes pas revenus au XIXe siècle mais entrés dans un XXIe siècle qui ne sera pas une partie de plaisir.