Le Levant demeure une zone de fortes turbulences, comme en témoigne la guerre civile qui ravage la Syrie et qui n’est pas sans rappeler la guerre civile espagnole. Après des préliminaires méthodiques, l’auteur met en exergue les trois clés du Levant : la quête identitaire des peuples, celle du pouvoir et le jeu des puissances. En exhumant des articles publiés par la RDN depuis soixante ans, il démontre également l’existence d’une véritable école de pensée géostratégique française spécialisée dans l’étude de cette région du Levant.
Présentation - Le Levant
Presentation—The Levant
The Levant has long been a troubled area, witness the civil war currently raging in Syria, which is not without a certain similarity to the Spanish civil war. After outlining a few preliminaries, the author highlights the three keys to the Levant: the search for identity among the populations, the quest for power and the ensuing power games. Through a review of articles published in RDN over the past 60 years he unveils a genuine French school of geostrategic thought, specialised in this region of the Levant.
Bien que les foyers de crises ne manquent pas à travers la planète, que ce soit aux marges de la Russie, au voisinage maritime de la Chine, dans les montagnes pakistano-afghanes, dans l’arc sahélo-saharien ou dans la corne de l’Afrique, le Levant demeure de façon emblématique une zone de fortes turbulences.
Malgré les élections qui viennent de se tenir en Syrie et en Irak, qui ont conforté les régimes en place, les guerres civiles qui sévissent dans ces deux pays affectent l’ensemble du Moyen-Orient. À cet égard, il est troublant de constater les nombreux parallèles qui existent entre la guerre civile syrienne d’aujourd’hui et la guerre civile espagnole qui a précédé la Seconde Guerre mondiale. Dans les deux cas, la dimension idéologique a fini par s’imposer comme le critère déterminant ; tous les acteurs influents dans la région sont actifs et soutiennent un camp ou l’autre ; ces mêmes acteurs, qui s’affrontent par brigades internationales et milices interposées, sont néanmoins d’accord pour ne pas bouleverser les grands équilibres stratégiques ; le camp soutenu par le plus grand nombre d’acteurs est fondamentalement morcelé, épuisant son énergie en luttes intestines suicidaires ; l’autre camp, disposant d’un soutien militaire sans faille, fait preuve d’une très grande cohésion ; la communauté internationale, désemparée, se désintéresse progressivement du conflit, refusant de choisir entre un régime dictatorial et un système radical qu’elle perçoit intuitivement comme dangereux. Comme jadis en Espagne, la guerre civile syrienne pourrait donc se terminer par la victoire nette d’un camp sur l’autre. Voilà pour l’analogie.
Au-delà des crises irakienne et syrienne, le dossier israélo-palestinien, figé, continue d’attiser les frustrations et de servir de prétexte pour stigmatiser le « deux poids, deux mesures » des Occidentaux. Au Liban, l’élection présidentielle en cours témoigne de l’affairisme d’une partie de la classe politique, tout autant préoccupée par l’attribution des contrats d’exploitation du gaz naturel offshore situé au large de ses côtes, que de l’exercice effectif du pouvoir. Quant au plébiscite récent du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, celui-ci n’a fait qu’entériner le retour en force de l’institution militaire à la tête de l’Égypte. Rien n’est cependant réglé au fond car la situation socio-économique reste toujours aussi catastrophique dans ce pays. À terme, le scénario d’une révolution islamique ne peut donc être totalement écarté, d’autant qu’en tentant d’éradiquer les Frères musulmans, les généraux égyptiens renforcent paradoxalement la mouvance salafiste. Dans cette hypothèse, les Occidentaux et les monarques du Golfe laisseraient-ils le canal de Suez dans les mains d’un pouvoir révolutionnaire islamiste ? Si le Liban venait à sombrer dans la violence, les Occidentaux seraient-ils prêts à y intervenir une nouvelle fois ? Les gisements gaziers offshore de Méditerranée orientale, revendiqués par Israël, Chypre, le Liban, la Syrie, l’Égypte et par l’Autorité palestinienne, constitueront-ils une occasion à saisir de coopération – même informelle – entre ces acteurs, ou bien au contraire un motif supplémentaire de tension ?
Pour apporter des éléments de réponse à ces questions et à bien d’autres encore, il était naturel que la Revue Défense Nationale s’intéresse à cette région du Proche-Orient en reprenant l’ancienne acception de « Levant », terme qui resitue plus aisément les évolutions géopolitiques et géostratégiques de cette région dans le temps long. C’était d’ailleurs la volonté de sa direction de traiter dans ce numéro d’été un sujet d’actualité à la périphérie européenne. Le Levant est en effet une thématique récurrente dans ses colonnes depuis des décennies, une thématique stratégique transversale en ce sens qu’elle concerne, on va le vérifier, non seulement la conflictualité intrinsèque de cette région charnière du monde – géographiquement l’Asie de l’Ouest, maillon de jonction entre Afrique, Asie et Europe – mais aussi l’ensemble des relations internationales et stratégiques du fait de l’implication forte et ancienne de la Turquie, de l’Iran et de la Russie, mais aussi des États-Unis.
Pour offrir au lecteur un maximum d’angles à la fois différents et complémentaires, nous avons fait appel à une quinzaine d’experts francophones, tous réputés pour leur excellente connaissance de la région. Ces experts se sont interrogés sur le concept même de Levant, sur les héritages coloniaux qui continuent d’influencer son destin, sur la pertinence actuelle – ou non – du cadre défini par les fameux accords Sykes-Picot, sur la problématique des frontières, sur les notions d’hégémonie et d’influence, sur le concept de dissuasion, sur l’impact des phénomènes religieux et des idéologies transnationales, sur la montée en puissance de l’Islam politique, sur l’adéquation entre État et société, sur le devenir de l’État-nation dans la région, sur le rôle stabilisateur ou déstabilisateur des acteurs non-étatiques, sur la portée des transitions démocratiques, sur les questions toujours lancinantes du sort des Palestiniens et des Kurdes, mais aussi sur le poids du « politiquement correct » dans la perception des multiples représentations levantines.
Toutes ces interrogations recoupent en filigrane trois thématiques essentielles que sont la quête identitaire des peuples de cette région, celle du pouvoir et le jeu des puissances. Cette quête identitaire permanente – Anouar el-Sadate n’avait-il pas intitulé ses mémoires À la recherche d’une identité – se décline en facteurs ethniques, claniques, religieux, linguistiques, communautaires, mais aussi en aspirations politiques, on l’oublie trop souvent. À cet égard, la compétition entre systèmes républicains et monarchiques est au moins aussi virulente, sinon plus, que la dualité sunnite-chiite que certaines pétromonarchies du Golfe ont tendance à instrumentaliser pour masquer la lutte d’influence terrible que celles-ci livrent au régime républicain iranien. Cette quête identitaire se traduit également par l’épineuse question des frontières et par la délicate alchimie du rapport à l’État. Tout comme la quête du pouvoir qui anime les dirigeants de cette région et leur fait parfois adopter des attitudes contraires à l’intérêt de leur peuple, voire même autodestructrices.
Quant au jeu des puissances, il paraît tellement évident que l’on hésite à le rappeler. À l’époque coloniale, il s’agissait de l’Empire ottoman, du Royaume-Uni et de la France, la Russie et l’Italie cherchant un strapontin. Pendant la guerre froide, c’étaient les États-Unis et l’Union soviétique qui agissaient directement ou par acteurs régionaux interposés, Français et Britanniques essayant tant bien que mal de conserver un peu de leur influence d’antan. Depuis la disparition des blocs, il s’agit principalement des États-Unis qui réalisent tardivement que la fin de la guerre froide a ouvert la boîte de Pandore des nationalismes, des rivalités ancestrales et des conflits identitaires de tous acabits. Les décideurs politiques américains, qui ont un temps imaginé une lecture globalisante de la région, ont découvert un Moyen-Orient beaucoup plus compliqué que ce qu’ils auraient souhaité, ce qui les contraint aujourd’hui à interagir avec un nombre croissant d’acteurs aux intérêts bien souvent divergents. Après s’être fourvoyés avec le concept englobant de « Grand Moyen-Orient », puis de « Moyen-Orient-Afrique du Nord » (MENA), ils semblent revenir aujourd’hui à une approche plus européenne qui distingue traditionnellement l’Afrique du Nord, le Proche-Orient (ou Levant) et la région du Golfe. Ce changement de focale ne modifie pas la perception de leurs intérêts.
À l’instar des autres acteurs extérieurs, les États-Unis souhaitent la stabilité de cette région pour s’assurer de la sécurité de leurs lignes de communication maritime, tout comme de la sécurité de leurs ressortissants et de leurs alliés. Ils cherchent également à garantir la pérennité de leurs approvisionnements énergétiques, de leurs échanges commerciaux et de leurs bases militaires. Sans doute espèrent-ils aussi qu’une telle stabilité leur permettra d’y projeter leur influence culturelle et idéologique.
La Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, la Turquie, et dans une moindre mesure l’Union européenne, ne cherchent pas autre chose, chacun à sa mesure. Les acteurs régionaux arabes, en revanche, conçoivent le Levant comme un champ d’affrontement permanent pour faire triompher leur vision et leurs intérêts qui se confondent bien souvent avec ceux de la caste dirigeante. Israël cherche pour sa part à s’enraciner durablement dans cette région, tout en érigeant paradoxalement des murs autour de son territoire, en ignorant ses voisins et en regardant ostensiblement bien au-delà de la région, que ce soit vers l’Amérique, l’Europe, la Russie ou l’Asie. Ses dirigeants semblent aujourd’hui s’interroger sur la pertinence d’une éventuelle stratégie de dissuasion déclaratoire visant à affirmer ouvertement la possession d’armes atomiques par Israël.
La seconde partie de ce numéro, consacrée à la Mémoire stratégique, permet de relire un florilège d’articles parus dans la Revue Défense Nationale au cours des soixante dernières années et republiés en 2014 pour leur intérêt. Ce passionnant voyage dans le temps permet de constater la récurrence de nombreux thèmes mais aussi la profondeur de vue de certains auteurs, démontrant par là même l’existence d’une véritable école de pensée géostratégique française spécialisée dans l’étude de cette région. C’est ce constat qui a confirmé le choix de privilégier le terme de Levant, très français. Ces articles abordent tout autant l’impact des facteurs physiques (le milieu, le climat, l’accès à l’eau douce) que l’interaction permanente et souvent délicate des acteurs extérieurs avec les acteurs locaux. Certains de ces articles n’ont pris que quelques rides. D’autres témoignent d’une époque révolue mais illustrent un processus d’analyse qui demeure toujours valable aujourd’hui.
En espérant que ce numéro fera date, la RDN vous en souhaite bonne lecture. ♦