Billet - Le néganthrope
Je disais l’autre jour à un mien camarade que l’entropie, piège pour Trissotin, me paraissait aujourd’hui un concept fructueux. Mon ami se pique de science et sait que je n’y entends rien. Aussi rappela-t-il, simplifiant à mon usage, que si je mêle un demi-verre d’eau chaude et un autre d’eau froide, j’obtiens un verre d’eau tiède lequel, si je le laisse tranquille, sera bientôt froid. Toute énergie se dégrade en ce bas monde en sorte que celui-ci, abandonné à lui-même, tendrait vers l’indistinction. Assuré de ce point de départ, nous observâmes de concert que le propre de l’homme pourrait bien être de lutter contre cette dégradation entropique. Sur quoi mon interlocuteur, féru de mauvais calembours comme le sont souvent les savants désireux de se divertir, proposa de nommer « néganthrope » le trublion humain.
Nous nous mîmes à détailler les œuvres par lesquelles le malheureux poursuit obstinément son combat. Nous vîmes que ce labeur immémorial visait tout bonnement à séparer les choses, créant ainsi de l’ordre, ordre vital. La maison qu’il bâtit le sépare de l’espace hostile. Ses maisons font des villes, distinctes de l’univers campagnard. Il s’évertue à renforcer les différences, charmantes ou nécessaires, que la nature a instituées entre hommes et femmes. Il trace des frontières, séparant les hommes innombrables en entités maîtrisables. Il exalte à son profit, et souvent affreusement, les couleurs et les formes qui distinguent les races. Au sein d’une même cité, il instaure des classes, donnant du « Monsieur » à l’un et du « Mon brave » à l’autre. Obéissant à la malédiction babélienne, il invente des façons diverses de s’exprimer, lesquelles définissent l’étranger. Il morcelle même le temps insaisissable : « Trois mille six cents fois par heure la seconde / Chuchote : Souviens-toi ! » (1).
Comme mon ami se réjouissait de cette démonstration, je lui fis observer que sa jubilation était bien mal venue, que l’entropie avait plus d’un tour dans son sac, que son néganthrope était en perdition et que, calembour pour calembour, c’est philentrope qu’il fallait désormais le nommer. Ne vois-tu pas, lui dis-je, le prodigieux retournement qui, commencé depuis quelques siècles, se précipite en une accélération sans frein ? À tout instant par Internet n’importe qui dit de n’importe où n’importe quoi à n’importe qui. Saluant cette « libération », l’époque voit dans la mondialisation vertu et dans la séparation scandale. Vive le désordre, dit le désordonné, créateur d’entropie, homme à l’envers ! La fin du monde est là, retour à la case départ. Dieu, alors, inévitable ! qu’attend-il, désormais, de l’homme ? Que, contre toute attente, il se remette à la tâche qui lui avait été assignée, Sisyphe acharné à hisser son rocher sur la pente entropique ? Qu’à l’inverse, au final de la pièce, il se fasse auxiliaire de l’Éternel en sa sortie de scène ? C’est à ce deuxième parti que semble se rallier Jean Baudrillard, voyant « l’espèce humaine investie de cette noble tâche : déclencher le code de disparition automatique du monde » (2). ♦
(1) Baudelaire, « L’Horloge », in Les Fleurs du mal.
(2) Le crime parfait, Galilée, 1995.