Billet - Les hommes et les choses
Un homme ouvre, à l’occasion, un tiroir longtemps délaissé. Il y découvre une montre qu’il y avait déposée et dont le souvenir même l’avait quitté. Il la prend, l’examine, s’en souvient, constate qu’elle tourne et que l’heure qu’elle affiche est juste. Depuis quelques mois, donc, bonne montre, bonne pile, elle poursuivait dans l’ombre son travail, matérialisant le temps qui passe. Pour personne. Imagine-t-on sort plus triste que celui de cette montre consciencieuse, ignorée des humains pour lesquels elle travaille ?
Un autre homme, ou le même, parcourt, à dos de chameau et bien droit sur sa selle, les solitudes de l’Est mauritanien, mer de dunes blondes que, faute de puits, seuls les plus rustiques des chasseurs nomades sont capables d’affronter. Rien ne s’offre au regard du voyageur que le déferlement des sables, trop volatiles pour que quelque végétation s’y accroche. Soudain, au pied d’une dune plus haute qui protège en son creux un sol plus ferme, apparaît une plaque d’herbe tendre dont la verdure, frémissant sous la brise légère, se dore aux rayons du soleil matinal. L’homme se repaît du spectacle et sa monture, tête aussitôt baissée, goûte la saveur de la plante qu’on appelle telebout et dont il n’est pas de plus succulente. L’homme et sa bête eussent-ils dévié leur route d’un angle infime, la miraculeuse rencontre n’aurait pas eu lieu et ce minuscule trésor de vie et de beauté, disposé là par la grâce d’Allah, serait resté solitaire, à jamais non regardé.
La montre et l’herbe du désert, ensemble nous interpellent : l’homme est-il fait pour voir les choses, les choses sont-elles faites pour être vues par l’homme ? Si telle est la loi de nature, les choses non regardées sont inutiles, leur existence non justifiée. Ô désespoir des choses jolies que nul regard, jamais, n’effleurera ! Mais allez savoir ! Cet anthropocentrisme n’est pas du goût de Gilles Lapouge :
« Je pense, dit la baronne, que toutes les choses de la terre, elles continueront à être là, et même quand nous dormirons au cimetière. C’est ce que je me dis toujours, quand je suis au bord de la mer et au bord des larmes. Je me dis que les vagues continueront à faire leur fourbi même quand il n’y aura plus personne pour les entendre. Plus jamais personne, dans un million d’années je veux dire, elles feront le même bruit exactement. Elles sont comme ça, les vagues, elles sont comme de bons soldats, et de penser à ces choses-là, c’est curieux, c’est comme si j’étais heureuse » (1).
(1) Gilles Lapouge : La légende de la géographie ; Albin Michel, 2009 ; 288 pages.